samedi 24 août 2024

La démocratie en péril : le déclin des institutions et la montée des populismes

Les démocraties occidentales traversent une crise profonde. Les institutions qui ont forgé la prospérité s'effritent, laissant le champ libre aux sirènes populistes de tous bords. Comment en sont-elles arrivées là?

Acemoglu et Robinson l'ont démontré dans leur ouvrage majeur "Why Nations Fail" : la clé du succès occidental réside dans ses institutions politiques et économiques inclusives. En distribuant largement le pouvoir politique et les opportunités économiques, elles ont créé un cercle vertueux de progrès et d'innovation. La prospérité n'est pas le fruit du hasard, mais celui d'un équilibre subtil entre État et marché, entre liberté et régulation.

Cet équilibre a été rompu par le virage ultra-libéral des années 1980. Sous couvert de libérer les énergies du marché, on a affaibli les contre-pouvoirs et concentré richesses et influence dans les mains d'une élite qui snobe les frontières nationales et les juridictions fiscales. La concentration du capital et la financiarisation croissante de l'économie illustrent parfaitement cette dérive. Le S&P 500, indice phare de la bourse américaine : en 1980, les 10% d'entreprises les plus importantes représentaient environ 20% de la capitalisation totale. Aujourd'hui, ce chiffre dépasse les 30%. 

Thomas Piketty, dans son ouvrage magistral "Le Capital au XXIe siècle", apporte un éclairage crucial sur les mécanismes de concentration du capital. Le rendement du capital dépassant le taux de croissance depuis ce virage ultra-libéral, les détenteurs de patrimoine voient leur richesse croître plus vite que l'économie dans son ensemble. Ce phénomène engendre une spirale de concentration : les grands patrimoines se reproduisent plus vite que ne se créent de nouvelles richesses, conduisant à une accumulation toujours plus importante du capital entre les mains d'une minorité. Cette tendance avait pourtant été inversée par les politiques économiques inclusives qui ont suivi la seconde guerre mondiale. Le retour à cette dynamique de concentration explique en grande partie l'explosion des inégalités observée depuis les années 1980 et met en péril le contrat social démocratique.

Cette tendance s'accompagne d'une montée en puissance vertigineuse des géants de la gestion d'actifs. BlackRock, le plus important d'entre eux, gère aujourd'hui plus de 10 000 milliards de dollars d'actifs, soit l'équivalent du PIB cumulé de la France, l'Allemagne et le Royaume-Uni. Cette puissance financière démesurée se traduit par une influence politique considérable, bien loin des idéaux démocratiques des institutions qui ont généré la prospérité inégalée de l'occident.

Dans son ouvrage percutant "Makers and Takers", Rana Foroohar dresse un constat alarmant de cette financiarisation. Elle démontre comment le secteur financier, censé être au service de l'économie réelle, est devenu une fin en soi. Une grande partie des institutions financières, au lieu de financer l'innovation et la croissance, privilégient désormais les activités spéculatives à court terme. Cette dérive a des conséquences dévastatrices : elle détourne les capitaux de l'investissement productif, freine l'innovation, et accentue les inégalités. Foroohar souligne également comment cette financiarisation excessive a corrompu le monde de l'entreprise, poussant les dirigeants à privilégier les rachats d'actions et les fusions-acquisitions plutôt que l'investissement dans la recherche et le développement ou dans le capital humain.

Le résultat ? Une "sécession des élites" qui se rêvent en citoyens du monde, méprisent les cultures et les frontières nationales qu'elles voient comme des reliques du passé, voient l'impôt comme une confiscation du fruit de leur "mérite", et cooptent une élite politique sous influence et souvent issue des mêmes milieux sociaux et établissements universitaires. Pendant ce temps, les classes moyennes et populaires voient leur niveau de vie stagner et leur voix politique s'affaiblir. Le sentiment d'impuissance et d'abandon qui en résulte nourrit les populismes de droite comme de gauche. Leurs promesses simplistes séduisent un électorat désabusé, prêt à sacrifier les acquis démocratiques sur l'autel d'un changement radical.

Le paradoxe est cruel : c'est en sapant les fondements mêmes de son succès - ses institutions inclusives - que l'Occident met en péril sa prospérité future. La tentation du repli identitaire à droite ou de l'étatisme forcené à gauche ne fera qu'accélérer ce déclin.

L'urgence est de reconstruire un contrat social équilibré. Cela passe par un renforcement des institutions démocratiques, une meilleure régulation économique et une lutte résolue contre la sécession économique, géographique et culturelle des élites. C'est à ce prix que ces dernières pourront se réconcilier avec le reste de la société et couper l'herbe sous le pied des populismes.

Le défi est immense, mais l'enjeu l'est tout autant : il s'agit ni plus ni moins que de sauver le modèle démocratique Occidental. L'Histoire jugera les élites de l'Occident sur leur capacité à relever ce défi.