mercredi 26 avril 2017

Pourquoi est-il si difficile de convaincre l'Autre ?

En ces temps tumultueux traversés par une radicalité multi-forme que le monde n'avait pas connu depuis la grande confrontation idéologique Est-Ouest, une guerre de l'information d'une incroyable intensité s'est installée dans nos esprits comme champs de bataille, au point de créer de multiples lignes de démarcation entre franges de la population qui vivent dans des sphères de perception totalement disjointes.

Si la notion de Vérité et sa quête ont toujours fait phosphorer les plus grands philosophes, savants, écrivains, théologiens, mystiques et journalistes, la notion de fait est, elle, sans ambiguïté, du moins dans sa définition : "ce qui est connu comme certain", selon le Larousse.

Seulement voilà, et le fait n'est pas nouveau, nous faisons tous les jours le constat que les "faits connus comme certains", ne suffisent pas à changer la conviction intime de l'Autre, en particulier en matière de politique.

Si le discours politique s'est toujours appuyé sur la puissante arme de persuasion massive qu'est la rhétorique, celle-ci n'a jamais suffit à changer la totalité des opinions politiques divergentes, combien même elle s'appuie sur des faits et des démonstrations rigoureusement exacts.

Avec la montée du populisme, des "faits alternatifs" et autres théories du complot comme outils de communication politique, des chercheurs du monde entier cherchent à mieux comprendre les mécanismes cognitifs qui voilent notre jugement et nous amènent à rejeter les faits qui vont à l'encontre de nos convictions.

Les recherches récentes en sciences cognitives, psychologie sociale et psychologie expérimentales semblent toutes désormais donner raison au grand philosophe des Lumières Écossaises, David Hume, qui considérait que la Raison est condamnée à rester l'esclave des Passions : le "logiciel" primaire de notre cerveau est d'abord intuitif, et non pas rationnel. De nombreuses expériences scientifiques exploitant des techniques très avancées d'IRM montrent que lorsqu'on nous pose des questions morales (comme celles qui font l'essence des sensibilités politiques : qu'est-ce qui est juste/injuste, acceptable/inacceptable, désirable/répulsif etc..), les zones de notre cerveau responsables de émotions s'activent en premier et répondent très vite, alors que celles responsables du raisonnement ne s'activent que lorsque nous sommes amenés à justifier notre réponse.

Le problème en matière de sensibilité politique n'est pas que les gens ne raisonnent pas : ils le font, mais seulement pour justifier leur croyance. Dans ce domaine en particulier, notre raison ne fonctionne pas comme un "juge impartial" pensant objectivement chaque argument, mais comme "un attaché de presse" communiquant et justifiant notre opinion, formée préalablement à l'exercice de la raison.

Les psychologues appellent dissonance cognitive le phénomène d'inconfort ressenti lorsque nous sommes mis devant des faits qui vont à l'encontre de nos croyances. Les deux psychologues sociaux Carol Tavris et Elliot Aronson ont en particulier documenté des milliers d'expériences démontrant comment les gens déforment et sélectionnent les faits pour les adapter à leurs croyances préexistantes et réduire leur dissonance cognitive.

Dans une autre série d'expériences, deux autres psychologues de Dartmouth College et de l'Université d'Exeter, ont identifié un second mécanisme cognitif, connexe, qu'ils ont nommé « effet rebond » ( backfire effect) : corriger les erreurs factuelles liées aux croyances d’une personne n’est pas seulement inefficace, mais cela renforce encore plus ses croyances erronées, car « cela menace sa vision du monde ou l’idée qu’elle se fait d’elle-même ». Les sujets d’une expérience recevaient par exemple des articles de presse fictifs qui confirmaient des idées fausses répandues, comme la présence d’armes de destruction massive en Irak. Puis on donnait aux participants un article qui démontrait qu’aucune arme de destruction massive n’avait été trouvée. Résultat : les sujets d’orientation libérale qui étaient opposés à la guerre ont accepté le nouvel article et rejeté les anciens, alors que les conservateurs qui soutenaient la guerre ont fait le contraire. Pire, ils ont déclaré être encore plus convaincus de l’existence d’armes de destruction massive après avoir lu l’article montrant qu’il n’y en avait pas, au motif que cela prouvait seulement que Saddam Hussein les avait cachées ou détruites.

L'esprit partisan en politique, se définit en premier lieu par l'adhésion à un ensemble de valeurs morales caractéristiques d'une famille politique, valeurs pré-existantes à tout discours de justification qui se veut rationnel. Dans tous les systèmes politiques, les ultra-conservateurs se caractérisent pas exemple par l'exaltation de valeurs cardinales comme la foi, l'ordre, l'autorité, la rectitude. Les progressistes, par contraste, mettent d'abord en avant la compassion, la solidarité, le rejet de toute forme d'oppression. Une ligne de démarcation assez typique entre progressistes et conservateurs est par exemple ce que les sociologues appellent l'altruisme paroissial : les progressistes se sentent plus spontanément solidaires de groupes humains extérieurs à leur communauté sociale et géographique (ils se mobilisent par exemple pour sauver le Darfour, ), là où la solidarité naturelle des conservateurs va aller d'abord à leur communauté : famille, paroisse, village/quartier/ville. 

En clair, l'encrage de nos convictions politiques dans notre système de valeurs morales les rend peu perméables à la raison, ce qui donne malheureusement un avantage aux discours politiques s'adressant à nos valeurs, suscitant une forte réaction émotionnelle, par rapport à ceux s'adressant à notre raison. Les mouvements populistes l'ont bien compris, en calibrant leur discours pour atteindre nos émotions négatives (peur, confusion, colère, etc). 

Contrer le populisme ne passe par conséquent pas par un contre discours rationaliste, mais bien par une lutte à armes égales : celles d'un discours engageant en premier lieu les intuitions morales de l'autre, que sa raison ne fait que justifier.

Mais comment éviter une guerre perpétuelle des valeurs, si la rationalité ne peut les rapprocher ? A mon sens, le philosophe Edgar Morin apporte une piste intéressante : en cultivant dans l'éducation de nos enfants une valeur fondamentale : l'éthique de la compréhension de l'altérité, c'est à dire, bien au-delà de la compréhension objective, la compréhension de l'intersubjectivité, qui nécessite ouverture, empathie, générosité. 

vendredi 21 avril 2017

Le défi le plus fondamental de notre temps est économique

En cette période troublée où se bousculent les menaces terroristes, populistes, climatiques, géopolitiques, sanitaires, et j'en passe, où le désespoir, la colère et les passions tristes s'emparent de de plus en plus d'esprits, déboussolés que nous sommes par le flot d'informations anxiogènes qui nous arrivent en continu de tous les coins du monde, il me paraît d'autant plus urgent de bien identifier ce qui parmi toutes les causes imbriquées des malheurs de notre temps, est la cause "mère", nourricière de toutes les autres.

Si le lien entre la terrible crise économique des années 1930 et la seconde guerre mondiale est historiquement établi, ou encore entre la crise des subprimes et la montée spectaculaire du populisme un peu partout dans le monde, celui entre notre modèle de développement économique et le réchauffement climatique fait également largement consensus dans la communauté scientifique mondiale.

Après avoir écrit un billet où j'appelle à s'armer intellectuellement des outils de la pensée complexe, je ne vais pas commettre l'impair d'affirmer qu'il y a une seule et unique cause à tous les drames que nous vivons. Mais un effort important de recherche, d'analyse et de réflexion m'amène à croire qu'une cause en particulier nourrit considérablement les autres facteurs et s'en nourrit en retour, dans une dynamique complexe mais implacable.

L'activité économique fournissant à l'Homme les moyens et les conditions matérielles de sa survie biologique, sa sécurité, son éducation, ses soins, son épanouissement culturel et moral , il est évident qu'un sentiment d'injustice et de frustration par rapport à ces conditions est une source fondamentale de souffrance, qui peut se cristalliser dans toutes sortes de formes de révolte.

Or, selon un rapport de novembre 2016 de l'OCDE, "les inégalités de revenu demeurent à des niveaux record dans de nombreux pays, malgré le repli du taux de chômage et l'amélioration des taux d'emploi. Les ménages les plus aisés ont davantage profité de la reprise que les ménages à revenu moyen ou modeste"

Cette aggravation des inégalités, largement documentée dans le désormais célèbre ouvrage de Piketty Le Capital au XXIème siècle, est pour une part substantielle le résultat d'une OPA de l'école néolibérale de Chicago sur la pensée économique, où s'est imposée la doxa des Free Markets, traduite en politiques économiques ultra-libérales aux USA et au UK, et dans une moindre mesure au sein de l'UE.

De ce constat largement partagé du creusement des inégalités, des mouvements politiques tirent des conclusions très diverses, allant de l'appel à l'abolition pure et simple du capitalisme, à l'appel à plus de dérégulation financière pour soi-disant "recréer de la croissance", en passant par le protectionnisme mercantiliste et l'exacerbation de la concurrence fiscale.

Pour ma part, je suis convaincu que la réforme du capitalisme en le débarrassant de son aile extrémiste néolibérale, et non pas le fait de ressusciter je ne sais quelle forme de communisme ou de dictature égalitariste (dont les expériences historiques ont partout échoué), est le projet politique le plus fondamental de notre temps. Il s'enchevêtre avec celui du renouveau de la démocratie libérale, atteinte par le cancer du populisme identitaire, ce qui en fait LE défi auquel doivent s'atteler en priorité les bonnes volontés et l'intelligence collective. La seule façon de concilier selon moi un véritable renouveau démocratique et un assainissement du capitalisme est d'étendre le contrôle démocratique (et non étatique!) de la production et des échanges, ce qui nécessite entre autres d'étendre considérablement le champ et l'aspect incitatif mais aussi coercitif de ce que la discipline de la gouvernance des entreprises appelle "la responsabilité sociale et environnementale (RSE)".

Bien sûr, les économistes, profession discréditée pour son incapacité à anticiper la crise des subprimes et déchirée en son sein par de multiples et incessantes controverses, ont une responsabilité historique devant les sociétés pour réformer leur pensée et leur doctrines, mais aussi pour réinventer la pédagogie de l'économie aussi bien auprès des décideurs qu'auprès du grand public. Cette réforme ne doit pas être accaparée par les seules élites, mais expliquée et avalisée par le plus grand nombre. Chaque citoyen a le devoir de s'y intéresser, car comme l'a dit très pertinemment Simone de Beauvoir, "le principal fléau de l'humanité n'est pas l'ignorance mais le refus de savoir". En refusant de chercher à savoir, on se met en position de subir ce que d'autres auront choisi pour nous.

Cette conviction est au cœur de ma modeste tentative de vulgarisation de certains aspects de la pensée économique à travers ce blog. C'est pourquoi je peux donner l'impression de "m'acharner" sur des questions qui peuvent s'apparenter à première vue à de "la découpe de cheveux en quatre", comme celles de l'axiome néolibéral de l'a-moralité des marchés ou encore celui de la parfaite rationalité des agents économiques et de l'autorégulation des marchés. Si ceux-ci peuvent paraître très éloignés des problématiques concrètes de Mr tout le monde comme le chômage ou le coût de la vie, il est essentiel de comprendre qu'un petit nombre d'axiomes de ce type fondent des théories et des doctrines économiques entières que de sincères et très croyants moines soldats transforment en politiques économiques dont découlent une avalanche de conséquences politiques, sociales, géopolitiques, environnementales, sanitaires...

La croyance quasi-religieuse dans de tels dogmes, crée des angles morts de la pensée économique, qui une fois traduits en politiques publiques ont un impact très direct et très concret sur les individus, les entreprises, l'environnement, et toutes les collectivités humaines. Lorsque des institutions cléricales et des ayatollahs qui, par pure conviction et par arrogance épistémologique, se donnent pour mission de faire respecter de tels dogmes, sont acculés enfin à confesser à demi-mot que leur foi les a aveuglé, comme l'ancien Gourou du laissez-faire sur les marchés financiers Alan Greenspan, cela arrive malheureusement trop tard, après trop de destins brisés et de souffrances individuelles et collectives.

Aux USA, dont les universités détiennent de longue date le leadership sur la pensée économique, des initiatives dans le sens d'une refondation pluridisciplinaire des bases théoriques du capitalisme, fleurissent ici et et offrent une lueur d'espoir.

En France, le débat entre économistes dits orthodoxes et hétérodoxes s'est ouvert également, même si l'on peut déplorer qu'ici plus qu'ailleurs, la pensée économique est, pour paraphraser Bourdieu, un "sport de combat", où pleuvent les anathèmes. La campagne pour l'élection présidentielle 2017 a été une occasion manquée par tous les candidats pour relier l'essence de leurs programmes économiques et sociaux à ce débat fondamental, ce qui aurait permis de mieux expliquer la logique économique de leurs propositions, et les hypothèses qui les sous-tendent. Malheureusement, au lieu d'aller chercher des idées auprès des économistes engagés dans la refondation idéologique de la pensée économique, ou au moins auprès des orthodoxes ayant fait amende honorable, l'ensemble des candidats continuent à puiser leur inspiration dans des théories largement invalidées par l'état de l'art. 

A l'épicentre même du séisme des subprimes, de sérieux risques de rechute néolibérale pointent avec Trump et le Brexit menaçant de détricoter le peu de régulation financière qui a été introduit suite à la terrible crise de 2008.

L'Histoire enseigne pourtant ce à quoi mènent les décisions irrationnelles dictées par la colère ou l’extrémisme idéologique: de plus grandes tragédies.

jeudi 16 février 2017

Une instruction idéale pour le XXIème siècle

Dans un monde d'une effarante complexité, force est de constater qu'une solide instruction, traditionnellement sanctionnée par un parchemin universitaire, reste considérée comme l'outil le plus sûr pour naviguer le tumultueux océan de la vie, et ses imprévisibles tempêtes.

Mais la quête d'un diplôme reconnu, qui relève à mon sens d'abord d'une stratégie individuelle sinon familiale pour la conquête ou la conservation d'une position sociale désirable, ne doit pas être confondue avec la quête de sagesse, dont une définition commune est la conscience de soi et des autres, la tempérance, la prudence, la sincérité, le discernement et la justice s'appuyant sur un savoir raisonné, bref la conduite de sa vie conformément à une éthique et au questionnement raisonné.

D'évidence, ni une solide instruction ni le plus prestigieux des diplômes ne garantissent ni ne sont indispensables si son objectif de vie se résume à la conquête d'une position sociale, en particulier si on place la fortune en tête de liste des attributs désirables dans la position convoitée. Après tout la fortune peut s'acquérir pour le prix d'un billet de loterie. On peut même affirmer sans exagérer que sur le chemin de la fortune, la Vertu fait office de boulet aux pieds. Ce n'est pas le parcours de l'homme le plus puissant du monde ni la cupidité de l'élite des affaires qui vont contredire ce triste constat.

Si la quête de la sagesse a toujours été un parcours sans fin, semé d'embûches et émaillé de sentiers d'égarement, c'est pour moi la plus noble des quêtes qu'un individu puisse entreprendre, et comme tout ce qui est noble et précieux en ce monde, sa quête est un chemin de crête.

Mais alors, pourquoi s'obstiner dans une telle quête? Tout simplement parce l'on ne choisit pas sa passion, c'est plutôt elle qui nous choisit : de la même manière que certains sont habités par la soif de pouvoir, d'autres par celle de l'argent, ou encore celle de la gloire ou de la célébrité, quelques "malheureux" sont habités par un impérieux besoin de comprendre, même en sachant d'avance que la quête de connaissance et de sagesse est sans fin.

Heureusement, comme beaucoup d'animaux politiques ou encore de capitaines d'industries ont en témoigné, c'est leur quête même qui leur a procuré le plus de plaisir, et selon les mots de certains "une intense sensation d'être pleinement vivant", plutôt que la gratification de la réussite, incertaine et souvent éphémère. De même, quiconque a expérimenté le plaisir de la découverte, la délectation de la compréhension même de petits mystères de la vie et de l'univers, saura en convenir : ces petites mais intenses satisfactions valent bien la peine voire le désarroi de ne pas comprendre ou la peur de s'égarer en chemin.

Mais alors, quelle instruction l'honnête homme doit-il acquérir ou prescrire à ses enfants, face à l'océan des savoirs disponibles (dont une somme incroyable à portée de clic), des sagesses léguées par les civilisations passées, de spiritualités, et de témoignages des illustres? La réponse est forcément subjective (c'est le concept même du blog qui veut cela après tout ;-) ) et ma conviction est que la maîtrise technique ne suffit pas à insuffler du sens et que seule une solide culture générale permet d’asseoir le type de réflexion de fond que la quête de sens exige.

Il s'agit bien ici d'instruction au sens de la transmission des savoirs et de la formation intellectuelle, et non d'éducation, sujet bien plus vaste et qui mérite -au moins- un billet dédié, car il englobe en plus de la transmission des savoirs celle des valeurs, ainsi que l'éveil spirituel .

La formation intellectuelle idéale selon moi se façonne tout au long de la vie, même si ses fondements sont jetés dès l'enfance et jusqu'à sa jeune vie d'adulte. Je ne m'attarderais pas sur la transmission des savoirs fondamentaux que sont la lecture et l'écriture, le langage, le calcul, sans lesquels aucun édifice de savoir ne peut tenir.

Elle repose sur les 4 piliers suivants :
  • l'art de communiquer : par la maîtrise des langues, de la rhétorique, de la dialectique, de l'éthique de la compréhension
  • l'art de raisonner : par la maîtrise de la logique, l'étude de la nature de la connaissance (épistémologie, philosophie des sciences), de ses limites et ses cécités (l'erreur, l'illusion et l'incertitude), notamment à travers les sciences cognitives et la philosophie. 
  • l'étude des lois fondamentales du monde physique : Mathématiques, physique, chimie, sciences de la vie, sciences de la terre et du climat, astronomie, étude de leur histoire, et de leurs applications technologiques.
  • l'étude de l'individu et des collectivités et sociétés humaines : étude  la psychologie, sociologie, ethnologie, anthropologie, de l'Histoire et de sa philosophie, de la vie, oeuvre et témoignages des grands hommes (notamment à travers les anthologies), des sciences morales et politiques, des sciences économiques, des systèmes juridiques, des sciences de l'organisation et de gestion, des systèmes philosophiques, moraux et éthiques, des civilisations et cultures, des systèmes spirituels et religieux et leur philosophie.
Vous l'aurez compris, un esprit bien formé est d'abord selon moi un esprit généraliste aspirant aux vertus, conformément à mon idéal de l'esprit encyclopédique hautement vertueux (qui n'est autre qu'un esprit généraliste ayant poussé suffisamment loin la maîtrise des 4 piliers décrits ci-dessus, et s'exerçant à atteindre un idéal de Vertu). Nulle sagesse ne peut être construite sans une solide culture générale comme fondement : "seul le sage ne cesse d’avoir le tout constamment à l’esprit, n'oublie jamais le monde, pense et agit par rapport au cosmos" (Bernard Groethuysen).

Mais nul besoin d'être un intellectuel professionnel ou un érudit exceptionnel doublé d'un saint pour tendre vers cet idéal : il suffit "juste" de ne jamais cesser de cultiver sa curiosité et son exigence morale. Après tout, une tête bien faite vaut mieux qu'une tête bien pleine (Montaigne).



samedi 11 février 2017

Le lien entre la crise de l'Occident et le mythe du progrès

Une vision communément partagée de l'histoire de l'humanité est celle d'une longue, fastidieuse, parfois chaotique, mais toujours persistante marche vers le progrès, entendu comme une progression du champ de la liberté et des droits "naturels" humains, progression qui à la fois s'appuie sur et alimente le progrès matériel, économique, et intellectuel.

L'histoire des civilisations montre en effet que comme pour les êtres vivants, la seule certitude sur leur destin est qu'elles ont une fin. Comme les cellules vivantes, leur décomposition alimente le cycle de la vie en passant le témoin à de nouvelles civilisations, dont l'organisme sera d'autant plus fort qu'il se sera alimenté avec l'énergie vitale qu'est l'idée de progrès.

L'occident se voit bien ainsi : en réceptacle du legs civilisationnel de l'humanité, dont il a repris avec vigueur le témoin du progrès.

Son représentant le plus éminent depuis un siècle, les USA, a gravé au cœur de sa capitale politique, sous le dôme de son bâtiment public le plus emblématique, le palais du Congrès, une fresque monumentale dépeignant une série de figures, représentant chacune une grande civilisation, et son apport le plus fondamental à l'humanité.

Cette fresque magnifique du Jefferson Building (Librairie du Congrès) commence avec l'Egypte (l'écriture), puis la Judée (le monothéisme), la Grèce (la philosophie), l'Islam (la physique), l'Italie (les beaux arts), L'Allemagne (l'imprimerie), l'Espagne (Les découvertes géographiques), l'Angleterre (la littérature), France (l'émancipation), et elle culmine avec l'Amérique, créditée de la Science.

Selon cette représentation mythologique que se fait l'Amérique d'elle-même, le pays se place à l'avant-garde de la grande marche humaine vers le progrès. Héritière reconnaissante des civilisations passées, l'Amérique se voit un rôle exceptionnel car elle croit par le biais de ce mythe que ce qu'accomplit le peuple américain sur la marche du progrès doit rejaillir sur l'humanité entière.

Aussi, la crise civilisationnelle que traverse l'occident, et en particulier les USA, tient à ce que les nations occidentales ne perçoivent plus le mouvement sur le chemin du progrès. Une large part des populations perçoit même un mouvement inverse à celui perçu par les élites.

Face au mythe du progrès qui s'étiole dangereusement, des profiteurs politiques tels Donald Trump (ou plutôt son inspirateur Stephen Bannon), Nigel Farage, Marine Le Pen, Vladimir Poutine, ont su formuler un contre-mythe mobilisateur pour les masses désamparées. Un mythe de pureté inspiré des réactionnaires russes déboussolés par l'effondrement du fer de lance (l'URSS) de leur propre mythe civilisationnel (l'émancipation par l'égalitarisme communiste) : celui des vrais patriotes ancrés dans leur terroir, qui ont su préserver l'âme de leur nation, qui endurent la souffrance de multiples crises, souffrance infligée par les élites cosmopolites corrompues et inféodées au choix, aux forces occultes de la finance, ou à un totalitarisme étranger.

Ce contre-Mythe s'oppose en tout point à celui du progrès qui sous-tend la marche de l'occident depuis les révolutions anglaise et française, en passant par la guerre d'indépendance américaine et la seconde guerre mondiale. A l'optimisme de l'avènement d'un futur meilleur, il oppose la nostalgie d'un passé qui fut. A l'ouverture à la diversité et sa richesse, il oppose l'élévation de murs et le bannissement.

Le combat essentiel que mène l'occident contre un autre mythe réactionnaire, le fondamentalisme islamiste, est certes déterminant pour son destin, mais moins fondamental à mon avis que celui qui le déchire en son sein : le combat entre le mythe progressiste et le contre-mythe réactionnaire. Car comme Tocqueville l'avait très justement pressenti : une démocratie qui n'est plus inspirée par un grand dessein est condamnée à sombrer dans la médiocrité nihiliste des intérêts particuliers.

jeudi 2 février 2017

Super-profits et méga-rémunérations : entre libre jeu du marché, et prédation

Si lors de votre prochain dîner vous vous retrouvez à manquer de sujets de conversation ou vous ennuyez carrément, je vous conseille d'amener un sujet qui ne manquera pas de ranimer la flamme du débat, peut-être même un peu trop, vous êtes prévenu : sortez n'importe quelle phrase légèrement polémique du style : "vous avez vu que Carlos Ghosn refuse de céder à son conseil d'administration sur sa rémunération? à sa place j'aurais fait la même chose.." ou version alternative selon votre sensibilité "quel scandale!".

S'il faut bien distinguer les questions de la juste rémunération de l'entrepreneur, celle de l'investisseur en capital (en distinguant bien le cas de la levée de fond de celui de l'emprunt, traités différemment par toutes les juridictions d'un point de vue légal et fiscal), ou encore celle du salarié, toutes soulèvent au fond les mêmes questions théoriques sur le plan économique, et philosophiques sur le plan moral : que faut-il rémunérer? sous quelle forme et avec quelle temporalité? sous quelles conditions? comment mesurer ce qui justifie économiquement et moralement cette rémunération ? Sur quelles lois économiques se fonde la fixation du "prix" du risque, celui du travail ou encore celui du talent ? Ce prix obéit-il à des limites "naturelles"? sinon quelles limites morales pour l'encadrer?

Evidemment, chacune de ces questions en soulève de nombreuses autres, et on trouve parmi les écoles de pensée économique et philosophique une infinie variété de nuances dans les réponses entre les deux extrêmes que sont : l'acte de foi libertarien qui veut que tout ce qui entrave la liberté du marché est inefficace et moralement condamnable, et à l'autre bout du spectre ceux qui souhaitent supprimer à la source les inégalités de revenus en adoptant la propriété collective des moyens de production.

Le cas des super-PDG est sans aucun doute celui suscitant le plus de réactions épidermiques et de polémiques, bien plus que celui des gérants de hedge funds ou des stars du showbiz, gagnant pourtant souvent bien plus. On trouve dans la littérature, trois raisons principales justifiant des rémunérations importantes d'un dirigeant d'entreprise.

La première est celle du talent. A une époque ou les multinationales sont devenues beaucoup plus grosses qu'il y a 20 ans, la compétition mondiale pour les meilleurs talents a accru les salaires de leurs dirigeants à des niveaux stratosphériques, aux USA en particulier, où les PDG gagnant plus de 100 millions de $ par an sont devenus légion, alors que le salaire moyen en dollars constants a fait du surplace sur la même période. Si la logique inflationniste des benchmarks réalisés par les cabinets de chasse y est sans doute pour quelque chose, la "starification" de la fonction de PDG à l'échelle planétaire joue également un rôle important dans ce mouvement. Or les économistes savent depuis un célèbre article de recherche de l'économiste américaine Sherwin Rosen, que la rémunération des superstars obéit non pas à la loi du prix d'équilibre néoclassique mais à une logique de marché particulière, ou de petits écarts de talent parmi les meilleurs induisent de grands écarts de rémunération. En effet, face à un chirurgien réputé un peu meilleur, nous sommes enclins à accepter de payer beaucoup plus pour bénéficier de ses services que ne le "dicte" l'écart effectif de talent (phénomène qualifié d'effet "superstar" par les économistes)..
De plus, une étude récente de McKinsey a montré que les processus de sélection et de développement des talents internes, passent à côté d'importants gisements, ce qui tend à invalider l'argument de l'extrême rareté des talents comme justification de leur "prix de marché", la mesure de la quantité de talent sur le marché sous-estimant sans doute la réalité.

La seconde est que ces rémunérations sont liées à la performance, mesurée par la sacro-sainte création de valeur actionnariale, dont le cours de bourse est sensé être le baromètre. C'est par ce moyen que les actionnaires tentent d'aligner les intérêts des dirigeants sur les leurs. Mais le règne du court-terme a conduit à la multiplication des fraudes géantes et les situations de prise de risque maximales (Enron, WorldCom, Volkswagen, Toshiba, etc..), dans des tentatives désespérées de distordre la mesure de la performance. Et même en l'absence de tout problème d'éthique, les rémunérations mirobolantes offertes à certains dirigeants ne suffisent pas pour "s'acheter" des performances adéquates, comme l'a montré récemment le cas de Marissa Mayer, patronne super-star de de la High-Tech californienne, débauchée à prix d'or de chez Google par le conseil d'administration de Yahoo, et qui a lamentablement échoué à remplir ses objectifs et fini par contraindre Yahoo à se vendre à Verizon. La terrible débâcle économique de 2008 a même convaincu un des papes de la "valeur actionnariale", le légendaire ex-PDG de General Electric Jack Welsh, qu'il est désormais temps pour les dirigeants de changer de paradigme, ce système ayant amené nombre d'entre eux à exploiter toutes les astuces pour capter la plus grande part de valeur ajoutée de l'entreprise, dans ce qui s'apparente dans les cas extrêmes à de la pure prédation.

La troisième raison est la "précarité" du statut du dirigeant, révocable à tout moment par son conseil d'administration. Sauf que les "parachutes dorés" offerts à de nombreux dirigeants sont disproportionnés par rapport à la probabilité d'être éjecté prématurément et à la matérialité du préjudice lorsque cela se produit effectivement.

A la différence du manager, l'investisseur lui risque ses propres deniers, et exige un rendement pour prix de sa prise de risque. Il tire également une partie de la légitimité de ses gains du rôle qu'on veut bien lui prêter d'allocation efficiente des actifs dans l'économie. Sauf que l'investisseur qui réussit a tendance à exagérer la part du talent par rapport à celle de la pure chance, comme le démontrent de nombreuses études empiriques.

Une catégorie particulière d'investisseurs s'est fait une spécialité dans la prédation pure et simple, celle des gérants de hedge fund. Ces structures bien moins régulées que les banques d'investissement et bien moins médiatisées, collectent l'épargne d'investisseurs privés, en promettant des rendements plus importants que les gestionnaires d'actifs traditionnels, en prélevant au passage des frais plus élevés pour prix de leur "expertise". Mais là encore, le constat empirique est celui d'une arithmétique biaisée pour la plupart d'entre eux : ils gardent une part significative des gains réalisés grâce à la prise de risque de leurs investisseurs, mais ne ne sont jamais mis à contribution en cas de perte. Le pape des investisseurs, Warren Buffet lui-même s'en est alarmé dans sa dernière lettre aux investisseurs.

Mais alors, quelle voie médiane lorsqu'on se méfie aussi bien de l'ultra-libéralisme à la Friedman que de la posture radicale anti-capitaliste ?

Si le "Say on Pay" dans sa version contraignante est déjà mis en oeuvre aux USA et au UK (où les excès liés à la rémunération des dirigeants ont été les plus criants) avec des résultats mitigés, il est néanmoins une première étape qui gagnerait à être généralisée. Mais l'arme sans doute la plus efficace reste celle de la fiscalité, notamment pour lutter contre les ravages de la religion du court-terme qui est le véritable point commun entre les dérives des super-profits et des méga-rémunérations. Aussi étonnant que cela puisse paraître, le PDG du plus important fond d'investissement au monde, BlackRock (4600 milliards de $ d'actifs sous gestion), plaide publiquement pour une utilisation plus judicieuse de l'arme fiscale par les états pour inciter les investisseurs à dépasser "l'hystérie des publication trimestrielles". Mais le plus difficile pour aller dans ce sens serait que les économies du G8 dépassent leur compétition stérile sur le plan fiscal, compétition que l'unilatéralisme de Trump et la menace de guerre fiscale brandie par Theresa May face à l'UE dans le cadre des négociations du Brexit repoussent malheureusement à des lendemains aussi lointains qu'incertains...




samedi 28 janvier 2017

La Grande Discorde : brève histoire du conflit millénaire entre sunnites et chiites

La confrontation millénaire entre les deux principales branches de l'islam, le sunnisme et le chiisme est plus qu'un simple conflit, c'est une véritable matrice conflictuelle, engendrant depuis pratiquement 1400 ans d'innombrables conflits aux multiples dimensions, superposant compétition successorale, confrontations politiques, divergences théologiques, rivalités ethniques, nationales, géopolitiques, économiques, que les interférences occidentales n'ont fait qu'aggraver au fil du temps. Par sa violence, sa longévité, ses ramifications, il détient un triste record, reléguant presque les guerres de religions de la chrétienté au rang d'aimables escarmouches.

Ce billet n'a pas la prétention de restituer tous les détails des 14 siècles d'histoire de l'islam, mais simplement de présenter une synthèse des faits saillants et non polémiques de ce récit, afin d'éclairer la dimension géopolitique qu'a pris ce conflit au Moyen-Orient et ses répercussions en occident.

Tout commence à la mort du Prophète Mohammed, qui n'ayant laissé ni héritier mâle ni testament pour organiser sa succession à la tête de l'Oumma (communauté des croyants), donne lieu à une lutte pour le pouvoir entre ceux réclamant la primauté des liens du sang, en faveur de son cousin et gendre Ali, et les partisans de la cooptation par le conseil des anciens, selon la coutume tribale des Quraych. Ce sont ces derniers qui l'emportent dans un premier temps, en élisant Abou Bakr, proche compagnon et beau-père (il est le père d’Aïcha, l’épouse préférée du Prophète) du Prophète comme premier Calife ("khalifa : successeur du Prophète").

En 634, Omar Ibn Khattab, beau père du Prophète, est désigné par Abou Bakr comme son successeur. Il lance l’expansion de l’Islam vers la côte nord africaine, le Proche-Orient et monde indien. Il remporte de nombreuses victoires mais est assassiné en 644.

Le Conseil lui désigne comme successeur Othman Ibn Affan qui est à l’origine d’une véritable révolution en rassemblant par écrit les 114 sourates du Coran (version appelée "vulgate d'Othman"): cette version officielle est envoyée dans toutes les provinces conquises, et les versions concurrentes détruites.

Mais Othman est accusé de favoritisme envers sa famille notamment dans l'attribution des postes de gouverneur des provinces (il a entre autres nommé son cousin Mu'awiya gouverneur à Damas), et Ali (qui s'était montré critique envers la recension d'Othman) se fait le porte-parole des contestataires, tout en refusant le recours à la violence. En 656, Othman est assassiné, Ali est alors soupçonné d'être le commanditaire du meurtre. Il est tout de même désigné Calife mais sa légitimité est aussitôt contestée par le gouverneur de Damas, Mu'awiya, qui accuse Ali et ses partisans d’avoir fait tuer Othman.

A peine désigné, Ali se retrouve confronté à une révolte conduite par d'autres compagnons et, surtout, par Aïcha, l'épouse préférée du Prophète. Une rébellion écrasée lors de la bataille du Chameau, nommée ainsi car c'est sur cet animal que la veuve assiste à l'affrontement.

La guerre civile (appelée Fitna par les historiens musulmans) se poursuit par un nouvel affrontement en 657, cette fois à Siffin, entre les partisans d'Ali (chi'at Ali, chiites) et l'armée de Mu'awiya, le puissant gouverneur de Damas. Après des mois de combats, Ali accepte de négocier. Un compromis rejeté par une partie de ses troupes. Les mutins seront appelés plus tard les kharijites, "ceux qui sortent". Ali est tué par l'un d'eux en 661 et enterré à Nadjaf, en Irak. Mu'awiya en profite pour prendre le pouvoir califal. Il donne naissance à la première dynastie de l'islam : les Omeyyades, et déplace la capitale de l'empire de Médine à Damas.

Comme héritier, Mu'awiya impose son fils, Yazid Ier, rompant avec le système de cooptation. Hussein, le deuxième fils d'Ali, refuse de lui prêter allégeance. Il quitte La Mecque pour l'Irak, avec quelques dizaines de parents et de partisans. L'armée de Yazid l'assiège à Karbala et donne l'assaut à soixante contre un. Un massacre s'en suit. Hussein est décapité ; son corps, abandonné, sans sépulture. Il devient un martyr et un symbole pour les chiites, qui entreront en clandestinité (taqiyya, dissimulation religieuse), pour se protéger des nombreux épisodes de persécution de masse sous l'autorité califale sunnite Omeyyade, puis Abbasside.

Je ne vais pas m'étendre ici sur les divergences théologiques entre les branches sunnite et chiite et leurs nombreuses subdivision en écoles, courants, et sectes. Mais il est important de signaler que chaque faction a eu tendance, par la voix de ses membres les plus orthodoxes, à considérer sporadiquement l'autre comme "hérétique", voire à la frapper d'apostasie.

L’hégémonie sunnite s’établit jusqu’au Xe siècle, en s'appuyant sur le califat, instance suprême du politique comme du religieux, qui nomme les fonctionnaires et a pour mission d’interpréter et de faire respecter la Loi de Dieu. Le développement progressif de la jurisprudence musulmane va donner naissance à un corps de spécialistes, les oulémas, ne détenant pas en principe de pouvoir politique qui reste dévolu au Calife, contrairement au rôle de l'Imam pour les chiites, véritable intermédiaire entre Dieu et les hommes, interprète de sa Loi, et guide suprême de la communauté. L'institution de l’Imamat va progressivement se structurer sous forme de Clergé fortement hiérarchisé.

Issus de la branche religieuse chiite des ismaéliens, les Fatimides qui considèrent les Abbassides sunnites comme des usurpateurs établissent au Xème siècle leur califat au Maghreb, puis s'étend à l'Egypte jusqu'au XIIème siècle et à une partie de la Syrie, parvenant à concurrencer l'empire Abbasside.

Un tournant géopolitique intervient au début du XVIe siècle, avec la fondation de la dynastie Safavide en Perse qui instaure le chiisme duodécimain comme religion d'Etat. Un choix que de nombreux historiens considèrent comme très politique, pour mieux se démarquer des Ottomans sunnites, que le nouvel Etat Perse vient vite à combattre.

Le déclin de l'empire Ottoman et l'intervention grandissante des puissances occidentales au Moyen-Orient incitera cependant les deux branches à opérer des épisodes de rapprochements géopolitiques, par exemple lorsque les Ayatollahs de Perse répondent favorablement à l'appel au Djihad du Sultan Ottoman Mehmet II contre l'Allemagne au début de la Première Guerre Mondiale, ou lorsque le président Egyptien Gamal Abdel Nasser tente de se rapprocher du Chah d'Iran en faisant adopter en 1959 par les oulémas d'Al-Azhar le Jaafarisme, doctrine chiite, comme quatrième école juridique de l'islam sunnite.

Mais la Révolution Iranienne de 1979 va faire apparaître une fracture fondamentale entre la République Islamique Iranienne dont le chiisme est religion d'Etat, riche en pétrole et en gaz et ouvertement anti-américaine (pays qualifié de Grand Satan), et le Royaume Saoudien gardien de l'orthodoxie sunnite wahhabite, premier producteur de pétrole de la région et allié des américains depuis le Pacte du Quincy conclut en 1945.

S'estimant menacées, les monarchies du Golfe ont alors soutenu en 1980 –avec l'appui de l’Occident– l'invasion de l'Iran par l’Irak de Saddam Hussein. La guerre entre l’Irak et l’Iran a duré huit ans et fait plus d'un million de morts.

Comme chaque intervention occidentale depuis les accords franco-britanniques Sykes-Picot de 1916 qui ont redessiné la carte du Moyen-Orient, l'invasion américaine de l'Irak en 2003 a déclenché une nouvelle terrible guerre confessionnelle en transférant le pouvoir, détenu jusqu'alors par la minorité sunnite sous Saddam, aux chiites qui se lancèrent dans une implacable vengeance, contribuant à créer un Etat Islamique sunnite fanatisé (Daech) qui a profité de la guerre civile née du soulèvement populaire contre le régime de Bachar el Assad (qui appartient à un clan alaouite, secte chiite minoritaire) pour semer le chaos en Syrie.

Le conflit entre chiites et sunnite est désormais mondial, avec de multiples foyers sanglants en Syrie, en Irak, au Pakistan, en Afghanistan, en Inde, au Liban, au Yémen, à Bahreïn, et jusqu'en Chine, dans un terrible engrenage de haines politico-ethnico-confessionnelles, venant rappeler chaque jour depuis le premier meurtre de l'histoire selon les traditions biblique et coranique (rapportant que Caïn a tué son frère Abel par jalousie), que les haines fratricides sont les plus implacables.

Il va sans dire pour terminer cette longue litanie de confrontations que celui qui saura instaurer les conditions d'une paix durable entre sunnites et chiites, mériterait à plus d'un titre de recevoir le Prix Nobel de la Paix, car il rendrait un immense service à l'humanité entière, et pas seulement aux musulmans. L'espoir est permis en tout cas, la réconciliation des nations européennes après près de 2000 ans de conflits souvent motivés par les haines confessionnelles est là pour en témoigner.

samedi 21 janvier 2017

Haro sur les élites : pourquoi la méritocratie a failli

Avec le puissant mouvement d'expansion du libéralisme qu'à connu le monde depuis la chute du mur de Berlin, la vague de critiques de plus en plus virulente des élites économiques, politiques et médiatiques mondialisées au sein des démocraties occidentales a subitement commencé à se transformer en tsunami mondial avec l'avènement du Brexit, l'élection de Trump, et la montée d'un "démagogisme" populiste dopé par le ressentiment anti-élites dans de nombreux pays européens.

La réaction des élites ainsi pointées du doigt oscille entre la perplexité et l'incompréhension la plus totale, à l'infantilisation des peuples en colère jugés incapables de comprendre et de choisir ce qui est bon pour eux en optant pour des démagogues irresponsables au dépend de leur pairs dûment diplômés et "forcément" plus dignes de confiance..

Leur perplexité est légitime : comment se fait-il qu'à une époque où la complexité du monde suggère de faire appel aux mieux diplômés, on confie les rênes du pouvoir à des spécimens dénigrant ouvertement les experts voire donnant dans le négationnisme de la Science. Et comment se fait-il que ceux-là même qui ont exprimé leur rage envers les élites se battent quotidiennement pour que leurs propres enfants reçoivent la meilleure instruction possible dans l'espoir de rejoindre la "caste" des diplômés des meilleures écoles ?

Comment se fait-il que la méritocratie basée sur la réussite scolaire, acceptée par tous comme étant la forme la moins injuste de sélection des élites, et préférée pour cela dans les pays démocratiques à d'autres formes de sélectivité en vigueur dans certaines sociétés (l'aristocratie, la gérontocratie, la ploutocratie, etc..) ?

Une oeuvre de fiction du sociologue et grand intellectuel anglais Michael Young, qui a contribué de façon décisive à la victoire du leader travailliste Clement Attlee face au conservateur Winston Churchill en 1945, apporte une réponse éclairante car prémonitoire sur ces lancinantes questions.

Dans sa fiction satirique "L’Ascension de la méritocratie" (1958), Michael Young avait décelé une tendance de fond à l’œuvre dans les sociétés occidentales : la tendance des élites à asseoir de plus en plus leur légitimité sur leur intelligence et leurs compétences. Or, cela ne les rendait ni moins arrogantes ni moins dominatrices, bien au contraire. A la fin de son livre, les masses, exaspérées par le mépris et l’autoritarisme de la Méritocratie, se révoltaient en l’an 2033

Son scepticisme concernant le fait d'une méritocratie intellectuelle induirait une véritable égalité des chances reposait sur l'intuition qu' « une société plus méritocratique ne connaît pas nécessairement une plus forte mobilité sociale » car, dit-il, « les élites cognitives ont une fâcheuse tendance à l’auto-reproduction ». Il avait pressenti que la méritocratie pouvait créer une société de gagnants arrogants, et de perdants perclus de ressentiment, notamment du fait que les gagnants se rendraient insupportables en martelant qu'ils ont réussi car ils auraient travaillé plus dur que les autres, qu'ils sont plus compétents car ils ont réussi des examens où les autres ont échoué; autrement dit que leur réussite est uniquement due à leurs qualités intrinsèques et aucunement à des conditions socio-économiques favorables et aux insidieux mécanismes de reproduction sociale.

En France, le système des concours, qui a des vertus démocratiques indéniables, est en même temps source d'un travers redoutable : il crée, chez ses bénéficiaires, un sentiment d'auto-justification indiscutable, en plus d'être facilement capté par les élites sociales en place. Il a fini par sécréter une nouvelle aristocratie politico-administrative, d'autant plus en porte-à-faux avec l'évolution de la société qu'elle est beaucoup trop homogène. Elle sort d'un très petit nombre de grandes écoles, ce qui préjudiciable à la diversité intellectuelle. Le Royaume-Uni, bien que ne pratiquant pas le système de concours, forme de la même façon ses élites dans un nombre encore plus restreint d'établissements, ce qui suscite un rejet grandissant des patentés "d'Oxbridge".

Ce système a en outre l'inconvénient d'être très malthusien. Il concerne au mieux quelques centaines de personnes par génération. L'étroitesse de ce vivier ne répond plus aux exigences d'un monde où, la légitimité n'étant jamais donnée d'avance, l'émulation sur une base large doit être la règle. Un monde où la multiplicité des possibles requiert la variété des expériences et des formations.

On peut aussi relever que paradoxalement, les élites méritocratiques sont dénigrées précisément pour les raisons mêmes dont elles s’enorgueillissent : elles sont cosmopolites, mobiles, et concentrées sur leurs objectifs malgré la pression populaire. Leur mobilité internationale, qu'elles voient elles-mêmes comme une validation de leurs compétences, est précisément une source de défiance car elles sont assimilées à des mercenaires qui n'hésiteraient pas à abandonner leurs responsabilités si les choses venaient à se gâter.

Le politologue Bulgare Ivan Krastev a également avancé une hypothèse intéressante : les démagogues populistes comme Trump ou Marine Le Pen gagnent grâce à leur promesse de loyauté inconditionnée à leur groupes sociaux de prédilection contrairement au "mercenariat" des élites traditionnelles. Ils font miroiter une "nationalisation" les élites dont les liens sociaux avec le peuple se sont distendus à cause de la mondialisation. Une récente étude de deux chercheurs de l'université Harvard va également dans ce sens : elle met en évidence le fait que les électeurs les moins éduqués tendant à voter pour les candidats les moins diplômés dans l'espoir qu'ils ne les trahiront pas.

Pour ma part je considère qu'il faut faire la part des choses et distinguer la critique objective et légitime, et l'opprobre jetée sans discernement sur toutes les têtes qui dépassent, la condamnation sans appel et les procès d'intention. Aussi talentueux et travailleur que l'on soit, et quel que soit le succès qui en résulte, il ne faut jamais se départir de l'humilité que dicte l'éthique de responsabilité. Car “l'humilité est le contrepoison de l'orgueil.”(Voltaire)

samedi 14 janvier 2017

Le marché : une institution amorale ?

Une des plus anciennes controverses en matière de philosophie politique porte sur un attribut essentiel du Marché : le fait ou non d'être circonscrit dans la sphère morale des comportements humains. Cette question en apparence "métaphysique" a des implications extrêmement importantes non seulement dans le champ de la philosophie politique mais de façon bien plus terre à terre dans les théories économiques et les programmes politiques qui en définitive régissent de très nombreux aspects de nos vies (activité économique, travail, justice..). Elle mérite par conséquent qu'on s'y attarde d'autant plus que la crise économique et financière mondiale de 2008 l'a portée au cœur du débat politique.

Pour poser correctement les termes du débat tel qu'il se présente dans les cénacles politiques depuis la crise de 2008, il est nécessaire de faire une brève rétrospective historique de la pensée libérale.

Si le libéralisme économique est le courant de pensée économique accordant une place centrale au libre marché et à la libre initiative individuelle, ses principes découlent de la doctrine libérale de philosophie politique qui affirme la liberté comme principe politique suprême ainsi que son corollaire de responsabilité individuelle, et revendique la limitation du pouvoir du gouvernement. Cette doctrine repose sur l’idée que chaque être humain possède des droits fondamentaux naturels précédant toute association et qu'aucun pouvoir n'a le droit de violer. En conséquence, les libéraux veulent limiter les obligations sociales imposées par le pouvoir et plus généralement le système social, telles que la morale, au profit du libre choix et de l'intérêt de chaque individu indépendamment des autres.

Dans sa fameuse Lettre sur la tolérance de 1699, John Locke, important penseur des "Lumières Ecossaises" pose ce qui deviendra les fondements de la philosophie libérale moderne, avec l’« état de droit », en organisant et en développant ses thèmes principaux : théorie des droits naturels, limitation et séparation des pouvoirs, justification de la désobéissance civile, affirmation de la liberté de conscience, séparation de l’Église et de l’État.

Hume et Montesquieu, quant à eux, développent les conséquences de leurs positions philosophiques libérales dans les domaines politique et économique. Montesquieu, faisant face au pouvoir absolu de la monarchie française se soucie alors principalement d’instaurer une séparation des pouvoirs afin de limiter les abus du pouvoir exécutif du roi et garantir ainsi les libertés du Parlement et de la Justice avec L’Esprit des lois (1748).

Dans le champ économique, on peut citer Turgot et Adam Smith qui se sont évertués à rattacher leurs revendications pour les libertés économiques aux racines philosophiques du libéralisme, face à l'administration étatique alors très contrôlante.

A partir du milieu du 18ème siècle, les courants de pensée libéraux qui se sont différenciés tant par leurs fondements philosophiques, que par les limites et les fonctions qu’ils assignent à l'État, et par le domaine auquel ils appliquent le principe de liberté (économie, institutions politiques, domaine social).
Sur la plan économique, à la suite d’Adam Smith, les écoles classiques anglaise (Smith, Malthus, Ricardo, Stuart Mill) et française (Turgot, Say, Condillac) légitimisent une certaine intervention de l'État dans la sphère économique en contrepartie de stricts devoirs : garantir la sécurité de tous, la justice, et construire et maintenir les infrastructures publiques.

L'école néoclassique née au XXe siècle, cherche à donner une justification « scientifique » au "laisser faire" reposant sur la théorie de l’équilibre général proposée à la fin du XIXe siècle, qui tente de démontrer que la rationalité des acteurs, grâce à la coordination supposée parfaite de leurs actions par le seul biais du marché, conduit à la meilleure des situations possibles.Certains auteurs en déduisent le précepte libéral que l’État ne doit pas intervenir dans le fonctionnement du marché, sous peine de dégrader la situation globale. D'autres, conscients que que la notion d'équilibre et celle d’optimum reposent sur des hypothèses difficiles à vérifier dans la réalité, sont disposés à admettre certaines interventions de l’État, tout en différant sur leurs limites exactes.

Pour l'école autrichienne néoclassique (Carl Menger, Ludwig von Mises, Friedrich Hayek), la liberté d’échanger et d’entreprendre est vue à la fois comme un cas particulier du principe philosophique de liberté, donc un impératif moral qui s’impose indépendamment de ses conséquences, et comme un moyen qui conduit le plus probablement à la plus grande satisfaction générale. Pour Hayek, les tentatives pour "corriger" l'ordre de marché conduisent à sa destruction ("Droit, législation et liberté", 1973)

Ce point de vue a fortement influencé l'école dite de Chicago (Milton Friedman, George Stigler, Robert Lucas), véritable fabrique de Prix Nobel, qui à son tour a forgé la matrice idéologique ultralibérale des Reaganomics et du Tchatchérisme.

 Le cas de Milton Friedman mérite qu'on s'y attarde tant son influence intellectuelle a été majeure au 20ème siècle. Elle s'explique sans doute par le fait qu'il a été bien plus qu'un "simple" économiste : s'il a été un grand spécialiste de l'analyse du comportement du consommateur et de l'inflation, il est aussi le grand théoricien du Monétarisme (doctrine économique mise en œuvre à la fin des années 1970 par la Federal Reserve et la Bank of England, mais abandonnée quelques années plus tard), il a surtout été un infatigable idéologue qui a brillamment réussi à populariser la doctrine du libre-échange, en étant un des premiers économistes à animer une émission télévisuelle de grande écoute, en plus de contribuer des articles techniques dans la très respectée revue The Economist.

Au fil des décennies qui ont suivi la seconde guerre mondiale, il a affirmé de façon de plus en plus agressive un agenda politique qu'on peut qualifier de libertarien (dans la veine d'Ayn Rand), proposant par exemple de supprimer les licences d'exercice des médecins ou encore la Food and Drug Administration. Son intervention dans la très populaire émission TV des années 1980 (Free to Choose), son grand talent de pamphlétaire n'usant jamais de jargon économique et émaillant son discours d'exemples concrets ont profondément marqué l'esprit du grand public et lui ont permis de rallier l'opinion au principe du "laisser-faire" total en matière économique, ouvrant la voie à la révolution ultra-libérale des années 1980, à grand renfort de dérégulation.

Dans son célèbre essai Capitalism and Freedom (1962), où il considère que les arguments opposés aux marchés libres témoignent d'une faible croyance en la liberté elle-même ("Underlying most arguments against the free market is a lack of belief in freedom itself"), il a posé les bases d'une idéologie qui fil des années deviendra absolutiste: quiconque s'oppose aux marchés libres s'oppose en fait à la liberté qui fonde les valeurs américaines. Contrairement à l'école autrichienne qui s'oppose à la régulation des marchés en en critiquant les conséquences, Friedman pose le principe de non-intervention par définition, grâce à un argument éminemment moral, tout en prétendant que le marché est une institution fondamentalement amorale.

Si après la Grande Dépression des années 1930, beaucoup de gens ont cru que les marchés ne peuvent jamais marcher, Friedman a eu le courage intellectuel et la rigueur académique pour démontrer qu'ils peuvent marcher, mais en tant qu'avocat acharné du libre-marché il a finit par prétendre que les marchés marchent toujours et que seulement les marchés (non régulés) marchent...

Par de tels sophismes, les gouvernements ont été fortement incités à libéraliser leurs marchés financiers malgré les avertissements de nombreux économistes du risque de violentes crises financières. Il est ironique que la plus violente crise financière depuis la vague de dérégulation des années 1980 se soit  transformée en terrible crise économique qui a durement touché...la ville de Milton Friedman (Chicago)!

Milton Friedman a également théorisé dans un célèbre article du New York Times la responsabilité morale de toute entreprise à maximiser les profits de ses actionnaires et enjoint par conséquent les dirigeants d'entreprises à œuvrer dans ce seul objectif, qualifiant l'entité juridique morale que représente l'entreprise de "fiction légale" et apportant la caution académique et le prestige scientifique de son Prix Nobel au fameux mantra magistralement incarné à l'écran par Michael Douglas dans "Wall Street" :  "Greed is Good"

Morale de l'histoire : méfions nous du dogmatisme, quelque soit sa tendance politico-philosophique, en matière de théories du comportement humain, le dogme ne capturant jamais la Complexité de l'humain.

samedi 7 janvier 2017

La pensée managériale est-elle en faillite?

Regardons autour de nous : nous vivons dans un monde fait d'organisations. Nos entreprises, collectivités, administrations, associations, écoles, hôpitaux, casernes, instances internationales... ont ceci en commun qu'elles sont le terrain d'exercice du Management. Partout, avec constance, le management s'évertue à rationaliser, optimiser, organiser et contrôler les flux de ressources, de capital et surtout le travail humain, au point que nous pouvons considérer que le management est devenu le véritable sens commun de nos sociétés modernes.

Le management régit littéralement nos vies, et l'on ne peut que déplorer qu'il ne se passe pas un jour sans qu'un journal, magazine, livre, documentaire ou fait divers ne dénonce ses excès, ses vicissitudes, sa tyrannie individuelle ou collective, et parfois malheureusement ses tragédies humaines.  Ce n'est pas dramatiser que d'affirmer que dans nos sociétés modernes, les organisations dysfonctionnelles  ont une large part de responsabilité dans de nombreuses formes de souffrances humaines : stress et maladies professionnelles, dépression, burnout, mais aussi toutes sortes d'externalités négatives dues aux activités de ces organisations : faillite, pollution, catastrophes industrielles, corruption, aliénation ..

Comment en est-on arrivé là? Faisons d'abord un (très) rapide survol de l'histoire du management.

Rappelons pour commencer que l'Homme a toujours cherché à organiser le travail qui le fait subsister. Pendant des millénaires, l'essentiel de l'activité économique, l'agriculture, le commerce et la fabrication étaient des activités intégrées à la vie familiale de l'agriculteur, marchand ou artisan. Ce n’est qu’à la fin du quinzième siècle que Luca Pacioli, le père de la comptabilité moderne, a conseillé au marchand de ne pas mélanger les comptes de son ménage avec ceux de son commerce...

Lorsque la fabrique, la manufacture puis l'usine remplaça l'artisanat, le besoin d’augmenter la production, de standardiser la qualité mais surtout d'améliorer l'efficacité du processus de production a amené un ancien ouvrier, ayant décroché son diplôme d'ingénieur grâce à des cours du soir, Frederick Taylor à inventer le concept d'Organisation Scientifique du Travail, reposant sur la décomposition du travail en gestes élémentaires, chronométrés et organisés rationnellement pour former une chaîne de production, suivant des modes opératoires, protocoles et procédures « scientifiquement » établis par des ingénieurs. A la division horizontale du travail, conceptualisée par Adam Smith (les individus sont spécialisés sur des tâches spécifiques), s’ajoute donc la division verticale des tâches (chaque niveau de la hiérarchie a un rôle bien spécifique).  Ce mode de fonctionnement, brillamment exploité par Henri Ford pour la production en masse de son Model-T, donna les résultats spectaculaires que l'on sait, mais au prix de la dépossession du travailleur de son processus de production, mise en scène dans "les temps modernes" de Charlie Chaplin; qui a parfaitement saisi cette cause profonde de souffrance au travail.

Un autre ingénieur, le français Henri Fayol, développa dans son ouvrage principal « Administration industrielle et générale » paru en 1916 des idées similaires mais ne s'est pas confiné comme Taylor à la fonction de production et proposa une approche globale de l'organisation de l'entreprise dans son ensemble en codifiant ses fonctions (Production/Technique, Commercial, Finance, Comptabilité, Sécurité et Administration, élaborant au passage une doctrine de la fonction de direction qu'il appelle Administration, devenue le "Management" lorsque le succès de son ouvrage atteint les USA. Manager consiste pour Fayol à planifier, organiser, coordonner, commander et contrôler, rôles exclusifs du seul manager, confinant le reste des travailleurs dans un strict rôle d'exécution.

Depuis, on compte une cinquantaine d’auteurs importants. N'en citer qu'une poignée ici est forcément subjectif (mais toute interprétation historique n'est-elle pas subjective?), mais mon propos ici étant de discuter du lien entre les théories du management et la souffrance observée dans les organisations, je me focalise sur les concepts qui à mon sens ont eu le plus d'impact sur le vécu au travail.

Je mentionnerai donc les fameuses Théorie X et Théorie Y de Douglas McGregor. Cet auteur a montré que « derrière chaque décision de commandement ou d'action, il y a des suppositions implicites sur la nature humaine et le comportement des hommes ». Les théories X et Y reposent chacune sur deux systèmes de valeurs distinctes : la théorie X repose sur le postulat selon lequel « l’individu moyen éprouve en général une aversion innée pour toute forme d’effort ou de responsabilité et en particulier pour le travail ». Il est improductif s'il n'est pas surveillé et ne travaille que sous la contrainte et le contrôle. Tandis que la théorie Y repose sur le postulat contraire selon lequel « l’effort physique et mental est aussi naturel aux humains que le repos ou les loisirs ». L’employé aime travailler, il a besoin d'autonomie, et sa créativité doit être libérée et suscitée.

Force est de constater que la pratique dominante du management s’inspire encore largement aujourd'hui des deux précurseurs Taylor et Fayol.  On le voit bien, leurs théories s'inscrivent dans le contexte historique et sociétal de l'époque, où les valeurs prégnantes sont l’autorité, l’obéissance, la distinction des classes sociales. On est en plein dans le postulat fondant la Théorie X de McGregor. Or à l'heure où la génération des natifs du numérique arrive en masse, très attachés aux valeurs d'autonomie et d'accomplissement, ce postulat est de plus en plus contesté.

Tout comme le fait social précède souvent la loi, les évolutions sociétales précèdent souvent l'adaptation des organisations et de leurs méthodes de management. On observe justement un net regain d'intérêt tant chez les universitaires que les praticiens pour des concepts tels que "l'entreprise libérée", ou "l'holacratie" (ainsi que les premières critiques), réhabilitant le postulat de la Théorie Y. L'histoire de monde n'étant pas linéaire, les évolutions sociétales profondes et parfois brutales ont toujours favorisé l'effervescence intellectuelle pour repenser les modèles dominants. Je pense donc qu'on a tort de parler de faillite de la pensée managériale et qu'il est plus juste de parler de crise.

Mais plus encore que les théories du management et son outillage, je suis persuadé que c'est la culture d'une organisation qui est le premier facteur explicatif du degré de bien-être ou de mal-être de ses travailleurs car c'est cette culture qui légitime les méthodes de management employées. Or la culture d'une entreprise puise son essence dans la culture de son environnement social, avec souvent un temps de retard, accentué en période de crise. Gageons que ce retard a vocation à être comblé ou du moins considérablement réduit.




mercredi 4 janvier 2017

Un défi majeur de notre temps : dompter la complexité

Plus je réfléchis aux problèmes de notre monde moderne, plus je scrute le torrent d'informations quotidiennes que produisent nos organisations et sociétés contemporaines, et plus je suis convaincu qu'un grand nombre de maux des sociétés humaines trouve sa racine dans l'inextricable complexité du monde.

Non pas que je crois que notre époque aie inventé cette complexité (je crois au contraire que depuis que l'Homme a commencé son épopée sur terre, son intelligence s'est trouvée immédiatement et en permanence défiée par la complexité du réel), je pense en revanche que trois facteurs relativement nouveaux ont puissamment surélevé durant les dernières décennies le "mur de complexité" qui s'est toujours dressé devant l'entendement humain : les formidables progrès scientifiques et techniques, la globalisation, et le recul de la place des religions et des mythologies comme systèmes d'explications du monde.

Implacablement, n'importe quel sujet auquel notre intelligence est confrontée au quotidien, quelle que soit sa nature, tombe, lorsqu'il s'agit de l'analyser, de s'en faire une opinion, ou même de le communiquer, avec un tant soit peu de rigueur intellectuelle, dans la catégorie des sujets complexes : relations humaines, travail, actualité politique, économique, sociale..ou même l'éducation des enfants ou les choix de consommation responsable au supermarché du coin...

Pourtant, l'humanité n'a jamais amassé autant de connaissances (et plus encore de données), dans tous les domaines (en plus de disposer du "patrimoine" de connaissances léguées par les générations précédentes), et en tant qu'individus, nous n'avons jamais été aussi bien informés, que ce soit en quantité, en qualité, ou en facilité d'accès. Le citoyen lambda n'a jamais été entouré (ne serait que "cathodiquement" ou par un clic de souris) par de si nombreux experts, de plus en plus spécialisés, quel que soit la question qui se pose à lui.

Le décideur lui, quel que soit son niveau de responsabilité hiérarchique, est littéralement enseveli sous les couches sédimentaires de complexité. Les responsables politiques en particulier, en viennent à donner l'impression de ne plus avoir de prise sur cette complexité, en particulier face à la globalisation, au point de susciter un profond désarroi des électeurs, qui peut mener à des choix extrêmes voire irrationnels.

Dans les années 1990, les stratèges militaires américains ont forgé l'acronyme VUCA (Volatility, Uncertainty, Complexity, Ambiguity) pour qualifier le nouveau paradigme des relations internationales post-Guerre Froide. Les cabinets de conseil en Stratégie ont ensuite repris ce terme pour décrire le nouveau contexte économique dans lequel évoluent les entreprises, et il fait désormais partie de l'outillage de leur analyse stratégique de l'environnement concurrentiel, économique, social, technologique, et politique.

Revenons aux facteurs qui ont accentué la perception de la complexité de notre univers cognitif.

Le premier est l'extraordinaire accumulation de connaissances du aux progrès scientifiques et techniques, qui a pour conséquence une spécialisation toujours plus grande des champs de connaissance. En médecine par exemple, on arrive à une telle profusion de parutions scientifiques que des chercheurs ont estimé qu'un praticien, quel que soit sa spécialité, pourrait aisément se consacrer à temps plein à se tenir informé des principales nouvelles études et théories. Dans tous les champs disciplinaires, les universitaires sont poussés vers une spécialisation toujours plus poussée, là où au 15ème siècle, Léonard de Vinci a pu maîtriser l'essentiel des connaissances scientifiques de son temps, toutes disciplines confondues!

Le second est la globalisation des échanges économiques et des flux d'information, qui élargit considérablement l'horizon de chacun, là où un paysan européen du 15ème siècle avait toutes les chances de naître, vivre et mourir dans le périmètre géographique de sa région, voire de son village !

Le troisième est ce que le sociologue Max Weber ou encore le philosophe Marcel Gauchet ont appelé "le désenchantement du monde" : le processus de recul des croyances religieuses et magiques au profit des explications scientifiques. En effet, depuis la nuit des temps, les religions ont constitué des systèmes de croyances fournissant à l'Homme des représentations mythologiques simplifiées de l'Univers et de son ordre. Chacun conviendra qu'il est par exemple infiniment plus simple de croire que l'Homme est arrivé sur terre après avoir croqué dans un fruit défendu que de chercher à comprendre l'extraordinaire complexité de l'histoire biologique de l'Homme.

Mais alors, comment dompter cette complexité ? Je ne vois pas d'autres solutions que celles passant par un renforcement de notre outillage intellectuel. Chaque citoyen devrait être formé à, en plus d'un socle fondamental élémentaire, apprendre à apprendre, et à s'auto-défendre intellectuellement, et à appréhender la complexité de l'humain dans son unité physique, biologique, psychique, culturelle, sociale et historique. Ceux qui se destinent à des rôles de leadership et de décision, doivent d'abord recevoir la formation la plus solide possible en épistémologie (philosophie de la connaissance dans sa conception anglo-saxone : connaissance de la connaissance) pour avoir le plus de recul possible sur l'imperfection de leurs connaissances, et faire le distinguo notamment entre croyance et savoir, et  (une introduction à la Théorie de la Pensée complexe d'Edgar Morin me paraît en particulier indispensable), avant d'être formés spécifiquement aux sciences et à l'art de la décision. Sous peine, à l'âge d'Internet et de "l'infobésité", de devenir collectivement plus bêtes ?