jeudi 2 février 2017

Super-profits et méga-rémunérations : entre libre jeu du marché, et prédation

Si lors de votre prochain dîner vous vous retrouvez à manquer de sujets de conversation ou vous ennuyez carrément, je vous conseille d'amener un sujet qui ne manquera pas de ranimer la flamme du débat, peut-être même un peu trop, vous êtes prévenu : sortez n'importe quelle phrase légèrement polémique du style : "vous avez vu que Carlos Ghosn refuse de céder à son conseil d'administration sur sa rémunération? à sa place j'aurais fait la même chose.." ou version alternative selon votre sensibilité "quel scandale!".

S'il faut bien distinguer les questions de la juste rémunération de l'entrepreneur, celle de l'investisseur en capital (en distinguant bien le cas de la levée de fond de celui de l'emprunt, traités différemment par toutes les juridictions d'un point de vue légal et fiscal), ou encore celle du salarié, toutes soulèvent au fond les mêmes questions théoriques sur le plan économique, et philosophiques sur le plan moral : que faut-il rémunérer? sous quelle forme et avec quelle temporalité? sous quelles conditions? comment mesurer ce qui justifie économiquement et moralement cette rémunération ? Sur quelles lois économiques se fonde la fixation du "prix" du risque, celui du travail ou encore celui du talent ? Ce prix obéit-il à des limites "naturelles"? sinon quelles limites morales pour l'encadrer?

Evidemment, chacune de ces questions en soulève de nombreuses autres, et on trouve parmi les écoles de pensée économique et philosophique une infinie variété de nuances dans les réponses entre les deux extrêmes que sont : l'acte de foi libertarien qui veut que tout ce qui entrave la liberté du marché est inefficace et moralement condamnable, et à l'autre bout du spectre ceux qui souhaitent supprimer à la source les inégalités de revenus en adoptant la propriété collective des moyens de production.

Le cas des super-PDG est sans aucun doute celui suscitant le plus de réactions épidermiques et de polémiques, bien plus que celui des gérants de hedge funds ou des stars du showbiz, gagnant pourtant souvent bien plus. On trouve dans la littérature, trois raisons principales justifiant des rémunérations importantes d'un dirigeant d'entreprise.

La première est celle du talent. A une époque ou les multinationales sont devenues beaucoup plus grosses qu'il y a 20 ans, la compétition mondiale pour les meilleurs talents a accru les salaires de leurs dirigeants à des niveaux stratosphériques, aux USA en particulier, où les PDG gagnant plus de 100 millions de $ par an sont devenus légion, alors que le salaire moyen en dollars constants a fait du surplace sur la même période. Si la logique inflationniste des benchmarks réalisés par les cabinets de chasse y est sans doute pour quelque chose, la "starification" de la fonction de PDG à l'échelle planétaire joue également un rôle important dans ce mouvement. Or les économistes savent depuis un célèbre article de recherche de l'économiste américaine Sherwin Rosen, que la rémunération des superstars obéit non pas à la loi du prix d'équilibre néoclassique mais à une logique de marché particulière, ou de petits écarts de talent parmi les meilleurs induisent de grands écarts de rémunération. En effet, face à un chirurgien réputé un peu meilleur, nous sommes enclins à accepter de payer beaucoup plus pour bénéficier de ses services que ne le "dicte" l'écart effectif de talent (phénomène qualifié d'effet "superstar" par les économistes)..
De plus, une étude récente de McKinsey a montré que les processus de sélection et de développement des talents internes, passent à côté d'importants gisements, ce qui tend à invalider l'argument de l'extrême rareté des talents comme justification de leur "prix de marché", la mesure de la quantité de talent sur le marché sous-estimant sans doute la réalité.

La seconde est que ces rémunérations sont liées à la performance, mesurée par la sacro-sainte création de valeur actionnariale, dont le cours de bourse est sensé être le baromètre. C'est par ce moyen que les actionnaires tentent d'aligner les intérêts des dirigeants sur les leurs. Mais le règne du court-terme a conduit à la multiplication des fraudes géantes et les situations de prise de risque maximales (Enron, WorldCom, Volkswagen, Toshiba, etc..), dans des tentatives désespérées de distordre la mesure de la performance. Et même en l'absence de tout problème d'éthique, les rémunérations mirobolantes offertes à certains dirigeants ne suffisent pas pour "s'acheter" des performances adéquates, comme l'a montré récemment le cas de Marissa Mayer, patronne super-star de de la High-Tech californienne, débauchée à prix d'or de chez Google par le conseil d'administration de Yahoo, et qui a lamentablement échoué à remplir ses objectifs et fini par contraindre Yahoo à se vendre à Verizon. La terrible débâcle économique de 2008 a même convaincu un des papes de la "valeur actionnariale", le légendaire ex-PDG de General Electric Jack Welsh, qu'il est désormais temps pour les dirigeants de changer de paradigme, ce système ayant amené nombre d'entre eux à exploiter toutes les astuces pour capter la plus grande part de valeur ajoutée de l'entreprise, dans ce qui s'apparente dans les cas extrêmes à de la pure prédation.

La troisième raison est la "précarité" du statut du dirigeant, révocable à tout moment par son conseil d'administration. Sauf que les "parachutes dorés" offerts à de nombreux dirigeants sont disproportionnés par rapport à la probabilité d'être éjecté prématurément et à la matérialité du préjudice lorsque cela se produit effectivement.

A la différence du manager, l'investisseur lui risque ses propres deniers, et exige un rendement pour prix de sa prise de risque. Il tire également une partie de la légitimité de ses gains du rôle qu'on veut bien lui prêter d'allocation efficiente des actifs dans l'économie. Sauf que l'investisseur qui réussit a tendance à exagérer la part du talent par rapport à celle de la pure chance, comme le démontrent de nombreuses études empiriques.

Une catégorie particulière d'investisseurs s'est fait une spécialité dans la prédation pure et simple, celle des gérants de hedge fund. Ces structures bien moins régulées que les banques d'investissement et bien moins médiatisées, collectent l'épargne d'investisseurs privés, en promettant des rendements plus importants que les gestionnaires d'actifs traditionnels, en prélevant au passage des frais plus élevés pour prix de leur "expertise". Mais là encore, le constat empirique est celui d'une arithmétique biaisée pour la plupart d'entre eux : ils gardent une part significative des gains réalisés grâce à la prise de risque de leurs investisseurs, mais ne ne sont jamais mis à contribution en cas de perte. Le pape des investisseurs, Warren Buffet lui-même s'en est alarmé dans sa dernière lettre aux investisseurs.

Mais alors, quelle voie médiane lorsqu'on se méfie aussi bien de l'ultra-libéralisme à la Friedman que de la posture radicale anti-capitaliste ?

Si le "Say on Pay" dans sa version contraignante est déjà mis en oeuvre aux USA et au UK (où les excès liés à la rémunération des dirigeants ont été les plus criants) avec des résultats mitigés, il est néanmoins une première étape qui gagnerait à être généralisée. Mais l'arme sans doute la plus efficace reste celle de la fiscalité, notamment pour lutter contre les ravages de la religion du court-terme qui est le véritable point commun entre les dérives des super-profits et des méga-rémunérations. Aussi étonnant que cela puisse paraître, le PDG du plus important fond d'investissement au monde, BlackRock (4600 milliards de $ d'actifs sous gestion), plaide publiquement pour une utilisation plus judicieuse de l'arme fiscale par les états pour inciter les investisseurs à dépasser "l'hystérie des publication trimestrielles". Mais le plus difficile pour aller dans ce sens serait que les économies du G8 dépassent leur compétition stérile sur le plan fiscal, compétition que l'unilatéralisme de Trump et la menace de guerre fiscale brandie par Theresa May face à l'UE dans le cadre des négociations du Brexit repoussent malheureusement à des lendemains aussi lointains qu'incertains...




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