dimanche 18 décembre 2016

Rationalité et passions politiques : la technocratie s'oppose t-elle à la démocratie?

L'histoire politique moderne alterne entre d'une part la défiance des citoyens envers le système politique partisan et ses représentants (les élus), perçu de plus en plus comme un foyer d'impuissance, notamment face à la mondialisation,  et semblant retrouver des mérites à une technocratie imprégnée du sens du bien public et affranchie des contingences politiciennes, et d'autre part le rejet voire "la révolte démocratique" vis-à-vis des élites technocratiques accusées d'attenter à la démocratie en imposant un ordre échappant au contrôle des instances élues, comme l'a montré récemment l'exemple du Brexit.

Terme aujourd'hui négativement connoté, la technocratie a pourtant émergé comme idée au XIXème siècle avec le positivisme d'Auguste Comte : "la technocratie est un gouvernement scientifique ayant pour objectif l'épanouissement de chaque citoyen". Le terme en lui même est apparu dans les années 1920 et a désigné dans les années 30 un mouvement politique mené essentiellement par des ingénieurs américains, qui au plus fort de la Grande Dépression prônait la refondation des systèmes politique et économique sur des principes et selon des méthodes scientifiques rigoureuses. Rappelons toutefois que de tout temps, les décideurs se sont appuyés sur les conseils des experts, en particulier dans les domaines relevant de la guerre, de l'administration économique et financière, et de l'organisation de la  justice ou encore de la production agricole.

Déjà, dans la Grèce antique, Platon proposait que le gouvernement soit confié aux philosophes, avançant que ces derniers étant rompus au raisonnement complexe et à la manipulation de la logique, ils seraient les mieux à même de prendre des décisions éclairées dans l'intérêt de leur Cité. En cela, on peut y voir une première forme de technocratie. Platon soutenait même que le peuple ne sait pas véritablement ce qui est bon pour lui, et il aurait besoin par conséquent d'être gouverné par l'expert qui lui sait.

Au XVIème siècle, le philosophe Francis Bacon, dans son utopie "La nouvelle Atlantide", propose qu'un collège de savants forts de leur clarté d'esprit forgée par la connaissance des mécanismes de la nature et des moyens techniques de la maîtriser, conseille le gouvernement pour assurer la richesse et la puissance de la nation.

Dans nos sociétés contemporaines, force est de constater que l'inextricable complexité du réel, alimentée par la mondialisation et le progrès scientifique et technique, pousse fatalement les hommes politiques à graviter autour des élites scientifiques à techniques, cherchant auprès d'eux des clés de compréhension et des leviers pour parvenir à agir rationnellement sur le réel.

Mais cet usage légitime de l'expertise se heurte à un défaut de légitimité couplé à un soupçon de connivence entre politiques et hauts fonctionnaires et autres experts qui donnent parfois l'impression d'utiliser la complexité comme un moyen pour garder le pouvoir et le confiner au sein d’une élite de membres issus des mêmes milieux sociaux, qui se cooptent sans jamais être responsables vis-à-vis du peuple. Parce que nous vivons dans un monde complexe, les choix politiques devraient rester dans les mains d’une élite formée à la complexité et apte à prendre seule les décisions pour le peuple. Par conséquent, l'avis de l'expert n'est plus pris comme argent comptant par les citoyens.

Appelés à prendre en main leur destins, les peuples revendiquent vis-à-vis des experts et des élites le droit d'être informés, consultés, et surtout le droit d'exprimer leur opinions sur toutes les questions politiques. Or, les experts et parfois les politiques qu'ils entourent et conseillent donnent tout simplement l'impression qu'ils considèrent que le peuple serait incompétent et incapable d’opinion politique sur les grandes questions qui touchent le monde moderne (en cela, ils sont les dignes héritiers de Voltaire qui réservait l'exercice du pouvoir à une élite éclairée). En voulant convaincre sans devoir débattre, les hommes politiques se dispensent ainsi de prendre certaines responsabilités proclamant des obligations de choix imposés par les experts ou par les processus administratifs ou financiers.

Outre cette question de légitimité, l'autre raison ayant conduit à la montée de la défiance envers les experts est la multiplication des cas de conflits d'intérêts,et plus généralement l'opacité des relations entre décideurs politiques et lobbies marchands..Sans surprise, les secteurs hautement régulés, où par conséquent le pouvoir politique est le plus prégnant, sont les plus touchés : Santé et industrie pharmaceutique, Transports , Energie et ressources minérales..mais aucun secteur n'est en reste.

Comment faire alors pour (ré)concilier le débat politique et l'indispensable expertise ? D'abord, lutter contre les sources de la défiance envers la technocratie : 1) transparence de l'articulation entre la décision et l'action politiques et sa légitimation par le savoir de l'expert, 2) diffuser la connaissance scientifique et technique et expliquer ses limites, ses zones d'incertitude, et 3)  casser le monopole du discours du savoir de la "technostructure officielle" et instituer "une contre-expertise" organisée par la société civile. Et cela pour sauver l'essentiel de la mission de la technocratie étatique : civiliser les passions collectives grâce au recours à la Raison.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire