mercredi 4 janvier 2017

Un défi majeur de notre temps : dompter la complexité

Plus je réfléchis aux problèmes de notre monde moderne, plus je scrute le torrent d'informations quotidiennes que produisent nos organisations et sociétés contemporaines, et plus je suis convaincu qu'un grand nombre de maux des sociétés humaines trouve sa racine dans l'inextricable complexité du monde.

Non pas que je crois que notre époque aie inventé cette complexité (je crois au contraire que depuis que l'Homme a commencé son épopée sur terre, son intelligence s'est trouvée immédiatement et en permanence défiée par la complexité du réel), je pense en revanche que trois facteurs relativement nouveaux ont puissamment surélevé durant les dernières décennies le "mur de complexité" qui s'est toujours dressé devant l'entendement humain : les formidables progrès scientifiques et techniques, la globalisation, et le recul de la place des religions et des mythologies comme systèmes d'explications du monde.

Implacablement, n'importe quel sujet auquel notre intelligence est confrontée au quotidien, quelle que soit sa nature, tombe, lorsqu'il s'agit de l'analyser, de s'en faire une opinion, ou même de le communiquer, avec un tant soit peu de rigueur intellectuelle, dans la catégorie des sujets complexes : relations humaines, travail, actualité politique, économique, sociale..ou même l'éducation des enfants ou les choix de consommation responsable au supermarché du coin...

Pourtant, l'humanité n'a jamais amassé autant de connaissances (et plus encore de données), dans tous les domaines (en plus de disposer du "patrimoine" de connaissances léguées par les générations précédentes), et en tant qu'individus, nous n'avons jamais été aussi bien informés, que ce soit en quantité, en qualité, ou en facilité d'accès. Le citoyen lambda n'a jamais été entouré (ne serait que "cathodiquement" ou par un clic de souris) par de si nombreux experts, de plus en plus spécialisés, quel que soit la question qui se pose à lui.

Le décideur lui, quel que soit son niveau de responsabilité hiérarchique, est littéralement enseveli sous les couches sédimentaires de complexité. Les responsables politiques en particulier, en viennent à donner l'impression de ne plus avoir de prise sur cette complexité, en particulier face à la globalisation, au point de susciter un profond désarroi des électeurs, qui peut mener à des choix extrêmes voire irrationnels.

Dans les années 1990, les stratèges militaires américains ont forgé l'acronyme VUCA (Volatility, Uncertainty, Complexity, Ambiguity) pour qualifier le nouveau paradigme des relations internationales post-Guerre Froide. Les cabinets de conseil en Stratégie ont ensuite repris ce terme pour décrire le nouveau contexte économique dans lequel évoluent les entreprises, et il fait désormais partie de l'outillage de leur analyse stratégique de l'environnement concurrentiel, économique, social, technologique, et politique.

Revenons aux facteurs qui ont accentué la perception de la complexité de notre univers cognitif.

Le premier est l'extraordinaire accumulation de connaissances du aux progrès scientifiques et techniques, qui a pour conséquence une spécialisation toujours plus grande des champs de connaissance. En médecine par exemple, on arrive à une telle profusion de parutions scientifiques que des chercheurs ont estimé qu'un praticien, quel que soit sa spécialité, pourrait aisément se consacrer à temps plein à se tenir informé des principales nouvelles études et théories. Dans tous les champs disciplinaires, les universitaires sont poussés vers une spécialisation toujours plus poussée, là où au 15ème siècle, Léonard de Vinci a pu maîtriser l'essentiel des connaissances scientifiques de son temps, toutes disciplines confondues!

Le second est la globalisation des échanges économiques et des flux d'information, qui élargit considérablement l'horizon de chacun, là où un paysan européen du 15ème siècle avait toutes les chances de naître, vivre et mourir dans le périmètre géographique de sa région, voire de son village !

Le troisième est ce que le sociologue Max Weber ou encore le philosophe Marcel Gauchet ont appelé "le désenchantement du monde" : le processus de recul des croyances religieuses et magiques au profit des explications scientifiques. En effet, depuis la nuit des temps, les religions ont constitué des systèmes de croyances fournissant à l'Homme des représentations mythologiques simplifiées de l'Univers et de son ordre. Chacun conviendra qu'il est par exemple infiniment plus simple de croire que l'Homme est arrivé sur terre après avoir croqué dans un fruit défendu que de chercher à comprendre l'extraordinaire complexité de l'histoire biologique de l'Homme.

Mais alors, comment dompter cette complexité ? Je ne vois pas d'autres solutions que celles passant par un renforcement de notre outillage intellectuel. Chaque citoyen devrait être formé à, en plus d'un socle fondamental élémentaire, apprendre à apprendre, et à s'auto-défendre intellectuellement, et à appréhender la complexité de l'humain dans son unité physique, biologique, psychique, culturelle, sociale et historique. Ceux qui se destinent à des rôles de leadership et de décision, doivent d'abord recevoir la formation la plus solide possible en épistémologie (philosophie de la connaissance dans sa conception anglo-saxone : connaissance de la connaissance) pour avoir le plus de recul possible sur l'imperfection de leurs connaissances, et faire le distinguo notamment entre croyance et savoir, et  (une introduction à la Théorie de la Pensée complexe d'Edgar Morin me paraît en particulier indispensable), avant d'être formés spécifiquement aux sciences et à l'art de la décision. Sous peine, à l'âge d'Internet et de "l'infobésité", de devenir collectivement plus bêtes ?

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