Les ombres sur l’horizon de l'Humanité : méditations vertigineuses

Il fut un temps où l’Humanité croyait au progrès. Le XXe siècle, malgré ses horreurs, avait laissé entrevoir une trajectoire ascendante : recul de la pauvreté, allongement de la vie, triomphe de la démocratie libérale, promesses de la science. Mais en ce début de XXIe siècle, un malaise sourd habite nombre d’individus. 

Il ne s'agit pas seulement de l’angoisse existentielle de l’individu face à sa finitude, ni d’inquiétude passagère, ni même de lassitude chronique, mais d’un désespoir profond, presque métaphysique, que suscite l’état du monde contemporain. Ce désespoir n’est ni fantasme, ni caprice : il repose sur des observations tangibles, objectivables, et sur une lucidité tragique quant aux trajectoires collectives que nous empruntons, parfois à marche forcée, souvent dans une passivité consternante.

Nous sommes aujourd’hui confrontés à une série de crises systémiques qui s’autoalimentent. Elles menacent non seulement le confort matériel des sociétés modernes, mais l’habitabilité même de la planète et la stabilité civilisationnelle. Dans ce concert d’alertes, plusieurs facteurs se distinguent par leur gravité et leur interconnexion.

Une démographie en déclin : la bombe à retardement silencieuse

Dans une inversion historique, les pays les plus riches — mais aussi de plus en plus les pays émergents — connaissent une chute brutale de leur natalité. Le Japon, la Corée du Sud, l’Italie, l’Espagne, la Chine, la France même : tous voient leur population vieillir, leur natalité s’effondrer. Ce phénomène bouleverse les équilibres économiques (réduction de la main-d'œuvre active, pression sur les systèmes de retraite et de santé), politiques (poids croissant des électeurs âgés, conservatisme croissant) et psychologiques (sentiment de vide générationnel, désenchantement de l’avenir).

Dans une génération, certaines sociétés auront perdu un tiers de leur population active. Ce rétrécissement démographique, combiné à la montée des gérontocraties, risque d’installer durablement des systèmes politiques sclérosés, obsédés par la préservation du statu quo au détriment de toute projection vers l’avenir.

Montée des populismes et autocraties : l’assaut contre l’État de droit

Un vent mauvais souffle sur les institutions libérales. En Hongrie, Pologne, Russie, Turquie, mais aussi aux États-Unis, en Inde ou au Brésil, les fondements de l'État de droit sont mis à mal : indépendance de la justice affaiblie, presse bâillonnée, pouvoirs concentrés entre les mains d'hommes forts. Cette vague réactionnaire s'accompagne d’une rhétorique anti-élites, anti-savoirs, anti-pluralisme.

La démocratie semble se consumer de l’intérieur, rongée par le cynisme, le complotisme, et la fatigue démocratique. La tentation autoritaire n’est plus marginale : elle devient centrale, légitimée par une frange grandissante de la population, en quête de repères dans un monde devenu trop complexe.

Polarisation politique et désagrégation du lien social

La conversation publique s’est radicalisée. Les réseaux sociaux, tout en étant les lieux d’un débat foisonnant, en deviennent aussi les arènes de haines binaires, où la nuance meurt à chaque tweet. Aux États-Unis, mais aussi dans une Europe fracturée, l’hostilité entre camps politiques dépasse les clivages d’opinion pour devenir identitaire.

La confiance dans les institutions — gouvernement, justice, médias, science — s’érode. Le contrat social libéral, basé sur la Raison, la délibération, et la recherche du bien commun, cède sous les coups conjoints du ressentiment, de la désinformation et du repli communautaire. Nous assistons à une régression intellectuelle et morale, où l’émotion prime sur la raison, l’opinion sur le savoir, l’identité sur l’universalité.

Explosion des inégalités, triomphe de la gérontocratie

Les inégalités n’ont jamais été aussi abyssales. Les 1 % les plus riches détiennent plus de richesse que les 50 % les plus pauvres (source : Oxfam, 2024). L’ascenseur social est en panne, les jeunes générations sont souvent plus pauvres que leurs parents, et l’accès au logement, à l’éducation, au soin devient une lutte.

Simultanément, les systèmes politiques s’ajustent aux intérêts de classes d’âge âgées, majoritaires électoralement, mais souvent réfractaires aux réformes nécessaires pour le climat, l’économie, la technologie. Cette gérontocratie douce, mais implacable, bloque les voies de l’innovation politique.

La guerre de l’information : l’ère de la confusion permanente et de l'effondrement du réel

Nous sommes submergés. Jamais l’être humain n’a eu accès à autant d’informations — et jamais il n’a été aussi désorienté. La désinformation, les manipulations algorithmiques, les « fake news », orchestrées par des États ou des groupes militants, minent la possibilité même d’un consensus rationnel sur les faits, sapent la cohésion sociale et la confiance, manipulent l’opinion à grande échelle. La guerre ne se mène plus seulement avec des armes, mais avec des récits. Et dans cette guerre, la démocratie est particulièrement vulnérable.

La vérité devient subjective, le réel lui-même se liquéfie. Cela crée une société paranoïaque, où tout peut être mis en doute — sauf les passions individuelles. L’autorité du savoir est remplacée par l’autorité de la croyance. 

Le bouleversement climatique et l’effondrement écologique

La planète se réchauffe. Les données sont sans appel : +1,5°C d’ici 2035, peut-être +3°C à la fin du siècle si les trajectoires actuelles se maintiennent (GIEC, AR6, 2023). Derrière ces chiffres abstraits, ce sont des milliards d’êtres humains qui seront exposés à des canicules meurtrières, des migrations climatiques massives, des pénuries alimentaires et hydriques.

Le vivant s’éteint, et avec lui, notre propre viabilité . Le taux d’extinction des espèces est aujourd’hui 1000 fois supérieur à la normale (IPBES, 2019). Cette hécatombe silencieuse mine les bases biologiques de notre civilisation : pollinisation, cycles de l’eau, régulation des températures.

Ces déséquilibres ne sont pas seulement environnementaux : ils seront, demain, les catalyseurs de guerres, de famines, de dérives autoritaires. Le climat n’est plus une question « verte », mais une question de sécurité mondiale.

Retour des barbaries : l’effondrement de l’ordre international

Les promesses de la fin de l’histoire se sont envolées. L’agression de l’Ukraine par la Russie, le génocide en cours à Gaza, les massacres au Soudan, les conflits persistants au Yémen, en Syrie, en République Démocratique du Congo rappellent brutalement que la guerre, la cruauté, l’anéantissement délibéré d’autrui ne sont jamais loin. Le monde devient plus dangereux, plus instable, plus brutal.

L’ordre international issu de 1945 se désagrège. Le droit international est foulé aux pieds. L’ONU et toutes les institutions multilatérales sont paralysées. Les grandes puissances renouent avec le cynisme géopolitique, et la loi du plus fort s’impose à nouveau. L’humanité semble réapprendre à tuer à grande échelle. 

Multiplication des menaces systémiques

À ces crises visibles s’ajoutent des menaces diffuses, globales, souvent peu anticipées :

  • Prolifération nucléaire : la modernisation des arsenaux, l’effritement des traités de non-prolifération, les tensions en Asie et au Moyen-Orient ouvrent la voie à une nouvelle course aux armements.
  • Pandémies : le réchauffement climatique et la destruction des habitats naturels augmentent le risque de zoonoses et de pandémies globales, comme l’a montré le Covid-19.
  • Cybermenaces : infrastructures critiques, systèmes de santé, élections : tout est désormais vulnérable à des attaques numériques.
  • Intelligence artificielle : la progression fulgurante des IA génératives pose des questions vertigineuses de manipulation de masse, de destruction d’emplois, voire de perte de contrôle sur des systèmes autonomes.
Le malheur individuel ordinaire

À ce tableau collectif s’ajoute la condition humaine, inchangée dans sa tragédie. Être humain, c’est aussi faire l’expérience de la perte, du rejet, de la solitude, de la maladie, du sentiment d’inadéquation. Les défis existentiels, les ruptures affectives, les échecs professionnels, les trahisons, l’angoisse du vide intérieur sont autant d’épreuves que chacun traverse. Le malheur n’est pas seulement global. Il est aussi intime.

Le désespoir contemporain est donc une convergence : celle du malheur personnel et du désastre global.

Alors comment ne pas désespérer ?

Face à ce vertige, comment ne pas sombrer ? Comment continuer à vivre, à aimer, à espérer, à élever des enfants dans un monde aussi incertain ? Comment garder une lueur dans cette nuit épaisse ?

D’abord en reconnaissant que l’angoisse est une réponse saine à un monde malade. Elle n’est pas faiblesse, mais lucidité. Et cette lucidité peut être le socle d’un engagement : pour le vivant, pour la vérité, pour la justice.

Ensuite, en s’ancrant dans une forme de sagesse ancienne : celle des stoïciens, des bouddhistes, des mystiques chrétiens, des penseurs existentialistes. Tous nous rappellent que si le monde extérieur est souvent hors de contrôle, notre attitude intérieure, elle, reste notre ultime souveraineté. Se tenir debout, dans l’effondrement, est une victoire. La spiritualité, la philosophie, l’art offrent des refuges, des perspectives, des élévations.

Enfin, en agissant. Même petitement. Même localement. Il est prouvé que l’action — écologique, sociale, culturelle — redonne un sentiment de maîtrise, de dignité. Ce n’est pas l’espoir qui précède l’action, c’est l’action qui fait naître l’espoir. Chaque acte de solidarité, de justice, de beauté compte.

Nos enfants, et les enfants de nos enfants, hériteront sans doute d’un monde plus dur. Mais ils auront aussi hérité, peut-être, de notre capacité à résister, à penser juste, à aimer encore, malgré tout. éduquer, transmettre des valeurs, c’est résister à l’entropie morale, et c'est en fin de compte entretenir la flamme de l'espérance.

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Références

Rapports du GIEC (IPCC) : https://www.ipcc.ch

Rapport du Stockholm Resilience Centre sur les limites planétaires : https://www.stockholmresilience.org

ONU – Rapport sur les perspectives démographiques mondiales : https://population.un.org

Banque mondiale et FMI – Rapports sur les inégalités et la croissance : https://www.worldbank.org, https://www.imf.org

Freedom House – Rapport annuel sur la démocratie dans le monde : https://freedomhouse.org

Oxford Internet Institute – Études sur la désinformation : https://www.oii.ox.ac.uk

WEF Global Risks Report : https://www.weforum.org/reports/global-risks-report-2025

UNEP – Rapport sur la biodiversité : https://www.unep.org

UNODA – Prolifération nucléaire et désarmement : https://www.un.org/disarmament

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