Le tribalisme à l'ère numérique : quand la biologie rencontre l'algorithme
L'Humanité semble irrémédiablement encline à tracer des frontières insidieuses et invisibles entre "nous" et "eux". Ce phénomène, bien que profondément ancré dans notre histoire évolutive et notre psychologie, prend des formes inédits à l'ère des réseaux sociaux. Si l’"Expérience de la prison de Stanford" menée en 1971 par Philip Zimbardo a révélé à quel point des rôles sociaux arbitraires peuvent dégénérer en systèmes oppressifs, elle illustre également comment la différenciation sociale peut engendrer des hiérarchies tyranniques au point de légitimer des comportements déshumanisants. Cette propension au tribalisme, loin d’être une relique du passé, se trouve aujourd’hui exacerbée par les réseaux sociaux et le micro-ciblage algorithmique, ouvrant une ère nouvelle de conflits et de polarisation.
"Nous" et "eux", une histoire biologique très ancienne
De nombreux champs de recherche scientifique, notamment en anthropologie et en psychologie sociale, convergent vers un constat affligeant : l'espèce humaine, dans certaines conditions historiques (guerres, famines, épidémies, catastrophes...), bascule avec une facilité déconcertante dans une logique manichéenne du "nous contre eux", exacerbant les antagonismes jusqu'à l'extrême. Ce mécanisme s'observe non seulement dans des sociétés ethniquement ou religieusement fragmentées, mais aussi dans des contextes sociaux plus sophistiqués, comme l'ont démontré de nombreux conflits internes dans des pays développés. Par exemple, de nombreuses élections dans des démocraties libérales ces dix dernières années ont révélé de profondes divisions profondément ancrées, exacerbées par des campagnes politiques ciblant des émotions telles que la peur et l’agressivité.
Des travaux en neurosciences cognitives révèlent notamment que ces biais sociaux ont des fondements biologiques très anciens. Des études utilisant des tests d’associations implicites montrent par exemple que l'amygdale, le centre émotionnel du cerveau, s'active de manière précoce face à un individu perçu comme étranger, que ce soit en termes d'ethnie, de genre ou de statut social. Une activation de l'amygdale en 50 millisecondes souligne la rapidité avec laquelle nos cerveaux sont programmés pour identifier les "autres". Ainsi, avant même toute construction consciente, l'être humain est biologiquement programmé pour identifier l'altérité. Les influences environnementales, dès la petite enfance, affinent ensuite ces prédispositions et renforcent les biais d'appartenance.
L’expérience de la prison de Stanford menée par Philip Zimbardo en 1971, parfois dénommée "effet Lucifer", a révélé la facilité avec laquelle des rôles sociaux arbitraires peuvent engendrer des systèmes d’oppression. Ce n’est pas la "mauvaise graine" inhérente à certains individus, mais le contexte social et les mécanismes psychologiques qui favorisent la dégradation morale. Des études en neurosciences cognitives confirment cette fragilité. Des travaux utilisant des tests d’associations implicites montrent l’activation rapide de l’amygdale, centre émotionnel du cerveau, face à un individu perçu comme "étranger" (en fonction de l'ethnie, du genre, du statut social). Cette réponse neuronale, mesurable en 50 millisecondes, révèle une prédisposition biologique à identifier l’altérité, bien avant toute construction consciente. L'environnement familial et social affine ensuite ces prédispositions, renforçant les biais d’appartenance.
Robert Sapolsky, dans son livre "Behave : The Biology of Humans at Our Best and Worst", avance que le cerveau humain, dans un but d'assurer sa survie, valorise son propre groupe tout en dépréciant les autres. Ce phénomène donne lieu à une identité collective idéalisée et à une altérité déshumanisée. Dans cette optique, l'émergence du "nous" est souvent synonyme de domination et de conflit, car les groupes sont souvent en compétition pour les ressources. Ce mécanisme, loin d’être purement négatif, présente des avantages évolutionnistes : la coopération au sein du groupe renforce la cohésion, améliorant les chances de survie et de reproduction. La dépréciation de l'extérieur, en servant de mécanisme de défense, peut également contribuer à la protection du groupe contre des menaces perçues. Cette perspective évolutionniste, ne justifie pas les aspects négatifs du tribalisme, mais permet de le comprendre dans sa complexité.
La peur, produit de millions d'années d'évolution, se révèle être un agent moteur de ce repli tribal. Elle ne se contente pas d'être une réaction immédiate face au danger, mais elle devient également un phénomène anticipatoire, alimenté par l'imaginaire collectif. Ce cadre cognitif légitime l'hostilité, justifie les discriminations et normalise la violence. Des épisodes tragiques de l'histoire humaine, comme le génocide des Tutsis au Rwanda ou l'Holocauste, illustrent comment la peur, exacerbée par des narrations tribalistes, a conduit à des atrocités indicibles.
Épisodes historiques et manifestations contemporaines
L’Histoire regorge d’exemples tragiques de cette dynamique manichéenne du "nous contre eux". Les massacres de populations civiles durant les guerres mondiales, les génocides des Tutsis au Rwanda et des musulmans en Bosnie, les persécutions des Rohingyas en Birmanie, les pogroms anti-juifs, plus récemment l'indicible vengeance israélienne sur les populations palestiniennes illustrent la terrible capacité de l'humanité à se livrer à une violence extrême lorsqu’elle est prise dans l’étau du tribalisme. Ces exemples montrent que ce phénomène n’est pas réservé aux sociétés "primitives" ou culturellement fragmentées. Il affecte également les sociétés dites modernes et développées.
Dans chacun de ces cas, des différences superficielles ont été érigées en lignes de fracture irrémédiables, légitimant l'exclusion et la destruction de "l'autre".
Quand la biologie rencontre l'algorithme
L’avènement des réseaux sociaux et des algorithmes de micro-ciblage favorise la résurgence de cet instant tribal. Les plateformes numériques, conçues pour maximiser l’engagement de l'utilisateur, exploitent les biais cognitifs et émotionnels et ce faisant, amplifient la division. Les algorithmes sélectionnent et diffusent des informations qui confortent les préjugés existants, créant des "bulles de filtres" et renforçant l’identification à un groupe spécifique.
Le micro-ciblage permet de diffuser des messages polarisants et émotionnellement chargés, et en fin de compte de manipuler les émotions à grande échelle, aggravant la dynamique du "nous contre eux". La viralité des contenus haineux et le manque de modération sur certaines plateformes contribuent à une dégradation du climat social et à une intensification du tribalisme.
La montée du populisme et des discours nationalistes utilise habilement ces outils pour mobiliser et manipuler les foules, exacerbant encore le phénomène. Des figures politiques exploitent ces mécanismes pour renforcer leurs bases, permettant ainsi une manipulation sans précédent de l’opinion publique.
Nos instincts vertueux
Cependant, notre nature humaine est complexe et comporte des instincts qui contrebalancent ces tendances négatives. Steven Pinker, dans "The Better Angels of Our Nature", défend l'idée que, malgré les actes de violence, l'Humanité possède également des propensions à l'empathie, à la coopération et à la paix. Ses travaux mettent en lumière comment des avancées sociopolitiques et éthiques ont permis à l'Humanité de surmonter des actes de violence collective par le biais de la communication, de la solidarité et de la construction d'institutions démocratiques. Nos instincts vertueux, même s'ils sont souvent plus fragiles, existent et peuvent être stimulés.
L'étude du tribalisme et de ses mutations à l'ère des réseaux sociaux soulève des questions essentielles sur notre nature humaine. La dynamique du "nous contre eux" trouve ses racines dans des mécanismes biologiques et psychologiques, mais il est crucial de reconnaître que ces tendances ne sont pas irrévocables. En atténuant les effets délétères du tribalisme, en favorisant l'empathie et une compréhension mutuelle à travers le dialogue, l'Humanité peut espérer changer le cours des interactions humaines. L'enjeu reste de lutter contre ces tyrannies émotionnelles exacerbé par les technologies modernes, et trouver un chemin vers une société plus empathique et unie.
La compréhension des mécanismes neurologiques et sociaux à l’œuvre dans le tribalisme est essentielle pour lutter contre ce phénomène. Une éducation à la pensée critique, la promotion du dialogue interculturel, et le développement d'une conscience citoyenne plus éclairée sont autant de leviers pour contrer la propagation du tribalisme et favoriser la cohésion sociale et la paix. La régulation des plateformes numériques et la lutte contre la désinformation paraissent dans ce contexte indispensables pour créer un environnement médiatique assaini et plus propice au dialogue et à la diplomatie, et pour mitiger nos "tyrannies émotionnelles".
Références
Zimbardo, Philip. "The Lucifer Effect: Understanding How Good People Turn Evil."
Sapolsky, Robert. "Behave: The Biology of Humans at Our Best and Worst." .
Pinker, Steven. "The Better Angels of Our Nature: Why Violence Has Declined."
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