La fin du cycle libéral

Le monde occidental, jadis berceau et modèle des démocraties libérales, traverse une période de profondes mutations. Les institutions qui ont longtemps incarné les valeurs de liberté, d'égalité et de solidarité se retrouvent aujourd'hui fragilisées, voire contestées. Une vague de populisme, de droite comme de gauche, ébranle les fondements de ces démocraties, tandis que des régimes autoritaires, revêtant des habits de modernité, exploitant le mécontentement populaire, se présentent comme des alternatives séduisantes. La récente réélection de Donald Trump aux États-Unis, et le discours virulent de JD Vance contre les valeurs démocratiques libérales, marquent un tournant : la fin d'un cycle libéral et l'avènement d'une ère d'illibéralisme triomphant, mercantiliste et agressif.

Ce recul du prestige des démocraties libérales, et des valeurs qui les sous-tendent, s'explique par un faisceau de causes interdépendantes, se nourrissant mutuellement.

L'ultralibéralisme économique : une idéologie absolutiste

Le néolibéralisme, incarné par l'école de pensée économique de Chicago, a su habilement associer l'idée louable de liberté économique à une philosophie politique et économique radicale. La dérégulation des marchés, la promotion du libre-échange, la financiarisation de l'économie et la fétichisation du profit, ont, au fil du temps, pris une dimension absolutiste. L'état régulateur a été affaibli, les industries délocalisées sous couvert de « libre-échange vertueux », et une finance extractive a pris une place prépondérante, sans égard aux conséquences sociales et environnementales. Cette doctrine, que l'entrepreneur-prophète Elon Musk personnifie désormais à outrance, a donné naissance à une forme de capitalisme débridé, où la maximisation du profit et l'accumulation de richesse deviennent les objectifs ultimes, et où des multinationales toujours plus grosses se jouent des juridictions nationales et s'achètent une influence politique grâce à des bataillons de lobbystes pantouflards, sacrifiant la cohésion sociale et les équilibres environnementaux.

Ce déchaînement ultralibéral a creusé les inégalités, fragilisé les classes moyennes et appauvri les populations les plus vulnérables. L'essor des inégalités économiques a nourri le mécontentement populaire et créé un terreau fertile pour l'émergence de mouvements populistes, qui explorent le ressentiment des classes perdantes de la compétition économico-politique. En conséquence, les institutions démocratiques, censées servir le bien commun, se voient de plus en plus contestées.

Les erreurs stratégiques des partis progressistes

Après la chute du mur de Berlin, la gauche, faisant face au triomphe du néolibéralisme, a privilégié les thématiques identitaires à travers la défense des minorités ethniques et sexuelles, au détriment de son rôle historique de lutte contre les inégalités économiques et sociales. Cette stratégie a eu pour effet de promouvoir une vision ultra-individualiste de la liberté, au détriment des solidarités collectives et de la lutte des classes.

Ce choix a eu des conséquences délétères pour le mouvement social, qui a perdu de son poids et de son influence. La lutte pour les droits des minorités a pris une place disproportionnée par rapport aux problèmes sociaux, économiques et politiques auxquels étaient confrontés les perdants de la mondialisation libérale. La gauche a ainsi perdu un terrain politique et idéologique important, laissant la voie libre à l'essor des mouvements populistes qui s'emparaient des frustrations populaires.

La dissolution de l’équilibre "Démos"-"Cratos"

Les démocraties libérales ont vu se développer une prolifération de contre-pouvoirs, de régulations et de nouveaux droits individuels, qui ont contribué à un affaiblissement du pouvoir politique et à une perte de confiance dans les institutions. L'équilibre subtil entre le demos (le peuple) et le cratos (le pouvoir), a été rompu, et les citoyens ont le sentiment que les élites politiques sont devenus de plus en plus impuissantes à répondre à leurs attentes.

Comme l'a justement analysé le philosophe politique Pierre-Louis Tavoillot : "Le pouvoir politique se dissout comme l'autorité, et, finalement, les citoyens se sentent trompés". Cette déconnexion entre les citoyens et les institutions politiques a nourri le ressentiment et créé un terreau favorable pour l'émergence des mouvements populistes, qui s'appuient sur la colère et le sentiment d'injustice des populations.

Des jeunes générations précarisées

Les jeunes générations se retrouvent confrontées à une situation de précarité accrue. Le transfert de richesse transgénérationnel en faveur des baby-boomers, qui ont bénéficié d'une période de prospérité économique, du boom des actifs immobilier et mobiliers, et d'un système social plus protecteur, a contribué à la précarisation des générations suivantes. Les jeunes sont confrontés à des difficultés d'accès à l'emploi, à la propriété et à l'éducation, ce qui nourrit un sentiment d'injustice et de frustration.

Avec des perspectives d'ascension sociale raréfiées, percevant le système comme leur étant défavorable, les jeunes sont de plus en plus nombreux à tourner leur regard vers des mouvements populistes qui promettent un changement radical.

Hypocrisie impérialiste et doubles standards

Les pays occidentaux, en se présentant comme des modèles démocratiques, ont longtemps eu recours à des politiques impérialistes, en pratiquant des interventions militaires, des « changements de régime » et des ingérences dans les affaires intérieures d'autres pays. Tout cela sous le prétexte fallacieux de « propager la démocratie ».

La guerre en Irak, l'intervention en Libye, les relations ambigües avec l'Arabie Saoudite wahhabite, et le double standard occidental face à l'occupation de la Palestine et celle de l'Ukraine, illustrent les contradictions et l'hypocrisie des pays occidentaux. Ces agissements ont alimenté un sentiment d'injustice et de colère dans le monde, et discrédité le discours démocratique occidental.

Vers un futur incertain     

Le recul du prestige des démocraties libérales, et la montée en puissance des mouvements populistes et des régimes autoritaires, marquent la fin d'un cycle. Un nouveau modèle politique et économique se met en place, fondé sur un illibéralisme mercantiliste, qui privilégie les intérêts nationaux et fait passer le rapport de force au-dessus du droit international, au détriment des valeurs universelles et des droits humains.

Ce modèle, incarné par des figures comme Trump et Orban, met en avant une vision nationaliste et protectionniste, qui favorise le repli sur soi et la fermeture des frontières. Il se caractérise par une défiance envers les institutions démocratiques et une volonté de s'affranchir des contraintes internationales, au profit de la puissance économique et militaire.

Face aux régimes autoritaires en pleine ascendance, les démocraties doivent redéfinir le contrat social qui lie gouvernants et gouvernés, faire preuve de cohérence éthique et d'humilité dans leurs relations internationales. Promouvoir la démocratie ne peut pas se faire au mépris des souverainetés nationales, mais en cultivant un dialogue basé sur le respect mutuel et un dialogue équilibré.

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Sources et Références

Tavoillot, Pierre-Louis. "Le Pouvoir et l’Autorité dans les Démocraties Modernes"

Joseph Stiglitz, "L’Économie de l’inégalité"

Slavoj Zizek  "La Révolte des masses"

Tony Judt, "L'Illusion de la Démocratie"

Dani Rodrik, "L’Économie mondiale à l’ère du populisme".

Pierre-Louis Tavoillot, "Le pouvoir politique se dissout comme l'autorité"

Naomi Klein, "No Logo"

Thomas Piketty, "Le Capital au XXIe siècle"

Yanis Varoufakis, "And the Weak Suffer What They Must?"

Noam Chomsky, "Hegemony or Survival"

Robert Kagan, "The Return of History and the End of Dreams"

John Mearsheimer, "The Tragedy of Great Power Politics"

Joseph Nye, "Soft Power"

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