Blitzkrieg informationnel : un défi existentiel pour la démocratie
Jamais dans l’histoire de l’Humanité n’avons-nous eu accès à autant d’informations, et avec si peu de latence. Avec l’essor d’Internet et des réseaux sociaux, la quantité de données mises notre disposition a explosé, révolutionnant notre rapport à l'information, créant, au sein d'un marché informationnel saturé, une concurrence féroce entre les idées et les opinions. Ce nouveau paysage offre des opportunités sans précédent, mais il engendre également un défi existentiel pour la démocratie. Ce foisonnement informationnel n'a pas nécessairement contribué à éclairer les citoyens et à alimenter un débat public rationnel. Bien au contraire, il semble que cette abondance d'informations et d'opinions ait paradoxalement fragilisé la capacité des individus à discerner le vrai du faux.
Désintermédiation de l'accès à l'information et bulles algorithmiques
Les médias traditionnels, jadis les gardiens de l’information vérifiée, se retrouvent désormais en concurrence directe avec les voix dissonantes qui pullulent sur la toile. Des blogs aux vidéos virales, tout le monde peut devenir un producteur/émetteur d’information. Ce phénomène crée une lutte acharnée pour capter l’attention des citoyens. Dans ce contexte, il ne s’agit plus seulement de vérité, mais de ce qui est le plus séduisant et spectaculaire.
L'idéal libertarien d'un accès désintermédié et instantané à l'information, sensé favoriser l'éclosion d'une opinion publique plus éclairée, en libérant les individus des contraintes institutionnelles, géographiques et temporelles, se heurte à une réalité empirique bien différente. L'ère internet montre que les individus sont au contraire plus susceptibles de se laisser séduire par des contenus qui offrent une gratification émotionnelle immédiate plutôt que par des vérités objectives, complexes et parfois dérangeantes. La libre concurrence des idées favorise ainsi souvent dans les faits les arguments les plus séduisants, même s'ils sont fallacieux, renforçant les croyances erronées et les théories du complot, au détriment d'un débat public rationnel et éclairé. En effet, des études montrent que les informations fausses se propagent plus rapidement et plus largement que les vérités sur les réseaux sociaux.
La libre concurrence des idées, censée être un moteur de progrès, s'est transformée en un terrain fertile pour la désinformation. Cette tendance est d'autant plus inquiétante que l'accès à l'information est de plus en plus filtré par des algorithmes, qui tendent à confirmer les biais préexistants et à créer des "bulles de filtres" où les individus ne sont exposés qu'à des informations qui confortent leurs opinions.
Avec l’accroissement des possibilités d’accès à l’information, la disponibilité cognitive limitée des individus les amène à consommer des contenus offrant une gratification instantanée, au détriment d’une compréhension approfondie des enjeux. L'économie de l'attention favorise la consommation de contenus sensationnalistes et populistes, qui sont souvent plus accessibles, mais qui ne tiennent pas compte des vérités objectives.
La fenêtre d’Overton et la normalisation des idées radicales
Dans ce climat de brouillard intellectuel, la fenêtre d’Overton, concept développé par Joseph Overton, permet d’expliquer comment certaines idées passent du statut d’interdit à celui de plausibles. Les idées jugées radicales peuvent, par un processus de persuasion et un discours public orchestré, entrer dans le champ du politiquement acceptable. Ce phénomène a été intelligemment exploité par l’extrême droite, qui a réussi à déplacer cette fenêtre en introduisant progressivement des idées plus radicales pour leur donner une apparence d’acceptabilité.
Steve Bannon, ancien stratège de Donald Trump, a théorisé une méthode redoutable pour influencer l’opinion publique à l'ère d'internet, décrivant une approche consistant à « inonder la zone de merde ». Par cette stratégie, il cherche à saturer le paysage médiatique avec des polémiques, qu’elles soient fondées ou non, afin de détourner l’attention de débats plus profonds. Selon Bannon, « La vraie opposition, ce sont les médias traditionnels... La manière de les gérer, c’est de les inonder de merde. » Cette approche, bien que cynique, démontre un haut degré de compréhension des dynamiques médiatiques et psychologiques qui régissent l’attention publique.
En France, cette stratégie a été mise en œuvre avec brio par l’extrême droite : chaque jour apportant une nouvelle polémique qui occulte les véritables enjeux économiques, écologiques et sociaux. L’attention est ainsi siphonnée vers des controverses stériles, éloignant le débat public des questions essentielles. On ne parle pas des sujets économiques, écologiques et sociaux auxquels elle n'apporte pas de réponse digne de ce nom, on ne parle plus non plus de son programme, de sa vision, de son histoire ou de ses affaires de corruption. Le débat public est littéralement vampirisé, les chaînes d'information tournent en boucle sur des polémiques créées avec une régularité de métronome, et l'espace politique suit le mouvement.
L’exploitation des réseaux sociaux par les régimes autoritaires
Parallèlement à ces dynamiques endogènes aux démocraties, des acteurs exogènes, notamment les régimes autoritaires comme la Russie, la Chine, l'Iran ou encore la Corée du Nord, exploitent également l'arme informationnelle redoutable que sont devenus les réseaux sociaux pour répandre et amplifier leur propagande. Ces pays, utilisant des stratégies de guerre asymétrique théorisées initialement par des chercheurs de la RAND Corporation puis reprises notamment par une armée soviétique en perte de vitesse, déploient des bots et des trolls (désormais alimentés par l'IA générative) pour créer de faux comptes et diffuser massivement des contenus polarisants. L’objectif est clair : polariser, semer la division, et affaiblir la cohésion sociale et politique des nations démocratiques.
La captation des médias par des intérêts privés
La situation est aggravée par des milliardaires comme Rupert Murdoch, Jeff Bezos, Vincent Bolloré ou encore Pierre-Édouard Stérin, qui utilisent leur pouvoir financier pour influencer le narratif médiatique à grande échelle. En contrôlant des médias influents, ils peuvent imposer des lignes éditoriales favorables à leurs intérêts, exerçant ainsi une influence considérable sur les élections et les décisions politiques. Cette concentration des pouvoirs dans les mains de quelques-uns soulève des questions majeures sur l’intégrité de l’information et l’équité du débat public.
Quels remèdes ?
Face à cette crise protéiforme de l'espace médiatique, qui menace les fondements mêmes des démocraties, il est urgent d'agir. Il est impératif de repenser en profondeur le fonctionnement du système médiatique, en garantissant son indépendance afin de favoriser un débat public éclairé et rationnel.
Il est tout aussi impératif de lutter contre les dérives de la désinformation et de la haine en ligne, en renforçant la régulation et la responsabilité des acteurs du numérique.
Pour donner une chance de survie à l'idéal démocratique libéral, il devient essentiel de redonner aux citoyens les outils pour naviguer dans ce flot d’informations de manière critique, tout en rétablissant la confiance envers ses institutions.
La spécialiste de l'économie des média Julia Cagé préconise de créer un nouveau statut juridique pour les médias. Ce dernier, intermédiaire entre la fondation et la société par actions, fournirait un cadre garantissant un financement stable tout en assurant une gouvernance démocratique. Cagé propose également d’encourager le financement participatif, permettant aux citoyens de contribuer directement au financement de l’information et réduisant ainsi la dépendance des médias vis-à-vis des grands annonceurs. Cagé plaide pour une régulation plus stricte des concentrations médiatiques afin de préserver le pluralisme et éviter que quelques acteurs dominent le paysage médiatique. Elle insiste sur la nécessité de renforcer la transparence des financements des médias et de garantir leur indépendance éditoriale. Cela inclut des mesures pour éviter les conflits d'intérêts et les pressions économiques sur les rédactions.
Le sociologue Gérard Bronner, spécialiste des croyances et représentations collectives, va lui encore plus loin en suggérant la création d’une autorité indépendante. Cette instance serait chargée de réguler le marché des idées en ligne, surveillant et sanctionnant les contenus trompeurs ou haineux. Il recommande également de renforcer la responsabilité juridique des plateformes en ligne en les obligeant à retirer rapidement les contenus illicites et à coopérer avec les autorités pour identifier les auteurs de ces contenus. Il préconise des mesures spécifiques pour lutter contre les diffuseurs de haine en ligne, y compris des sanctions plus sévères et des mécanismes de signalement plus efficaces.
Ces solutions, loin d'être exhaustives, mettent en lumière la nécessité d'un engagement collectif, d'une vigilance accrue et d'une action vigoureuse pour contrer la désinformation et promouvoir un débat public éclairé. C'est le prix à payer pour préserver le modèle démocratique libéral assailli de toute part.
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Sources et Références
Overton, Joseph. "The Overton Window: A Theory of Political Change"
Bannon, Steve. "The Art of War for the Digital Age"
Green, Joshua. "Devil's Bargain: Steve Bannon, Donald Trump, and the Storming of the Presidency"
Rid, Thomas. "Active Measures: The Secret History of Disinformation and Political Warfare"
Stengel, Richard. "Information Wars: How We Lost the Global Battle Against Disinformation"
McKnight, David. "Rupert Murdoch: An investigation of political power"
Bronner, Gérard. "La Déconnexion: Comment la société s’enferme dans ses croyances"
Bronner, Gérard. "La Société de défiance. Comment le numérique fragilise la démocratie"
Bronner, Gérard. "La Démocratie des idiots: Comment les réseaux sociaux détruisent notre capacité à penser"
Cagé, Julia. "Pour une révolution du capitalisme médiatique"
Cagé, Julia. "Sauver les médias. Manifeste pour un cinquième pouvoir"
Cagé, Julia. "La lutte des classes LCD: Petits et grands médias face à la désinformation"
France 24. "Comment Bolloré et son empire médiatique ont porté l'extrême droite aux portes du pouvoir"
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