Sauver le capitalisme de l'implosion

Le capitalisme, ce logiciel économique du monde depuis des siècles, se trouve, dans sa forme actuelle, à la croisée des chemins, confronté à une crise profonde. Ses fruits, incontestablement nombreux, ne doivent pas nous faire oublier les dysfonctionnements majeurs qui minent son essence et menacent à la fois les équilibres écologiques et la stabilité politique et sociale, partout dans le monde. Depuis les années 1970, la répartition des profits et des revenus a radicalement changé, favorisant une élite techno-financière captant une part toujours croissante de la valeur ajoutée et déconnectée des réalités sociales, au détriment des travailleurs et de la classe moyenne. 

La conquête du capitalisme par les profits des actionnaires

Dans les premiers jours du capitalisme industriel, les travailleurs n'avaient aucune protection, et les industriels prenaient leurs profits sans égards pour leur force de travail. Cependant, après la Seconde Guerre mondiale, les entreprises ont adopté un modèle de capitalisme plus inclusif, où les profits étaient partagés entre les employés, les managers et les actionnaires. Cela a conduit à une classe moyenne florissante, bénéficiant du et au succès des entreprises.

Depuis les années 1970, ce modèle a été remplacé par un système où les profits sont moins largement partagés, provoquant des bouleversements majeurs dans la société et les fortunes des travailleurs et de la classe moyenne. Aux États-Unis, la part des revenus du travail était proche de 70 % jusqu'aux années 1970, mais elle a diminué au début des années 1980, tandis que les profits augmentaient. En 2000, la part des revenus du travail était de 66 %, tandis que les profits des entreprises représentaient un peu plus de 8 %. Aujourd'hui, la part des revenus du travail est tombée à 62 %, tandis que les profits ont augmenté à 12 %. Le même phénomène se répète au Royaume-Uni, où la part des revenus du travail est passée de près de 70 % dans les années 1970 à environ 55 % aujourd'hui.

La montée des inégalités

Pendant des décennies, les revenus réels des travailleurs ont stagné, tandis que ceux des cadres supérieurs ont explosé. En 2017, les cadres supérieurs des plus grandes entreprises américaines ont bénéficié d'une augmentation moyenne de salaire de 17,6 %, tandis que les salaires des travailleurs de ces entreprises n'ont augmenté que de 0,3 %. En 1965, les PDG des 350 plus grandes entreprises américaines gagnaient des salaires 20 fois supérieurs à ceux de leurs travailleurs. En 1989, ce ratio était passé à 58 fois, et en 2017, il était de 312 fois.

Cette situation a conduit à un accroissement des inégalités dans la société. Le capitalisme a été détourné par une étroite élite, et la question est de savoir si la société peut trouver une approche alternative qui partage la richesse de manière plus équitable.

L’hégémonie de la valeur actionnariale : un poison lent

L’une des sources majeures de la crise actuelle du capitalisme réside dans  l’hégémonie de la valeur actionnariale, devenu l'ethos dominant de la culture managériale. Depuis les années 1970, l’objectif  prioritaire des entreprises est devenu la maximisation des profits pour les actionnaires, au détriment des autres parties prenantes : les employés, les clients, les fournisseurs, la société et l’environnement. Les dirigeants, soumis à une pression constante pour atteindre des objectifs de performance financière à court terme, sont incités à privilégier des choix stratégiques de courte vue, les rachats d’actions et la distribution de dividendes, à l’investissement dans l’innovation, la formation des employés et le développement durable.

Cette orientation, loin d’être vertueuse, s’avère perverse et destructrice. Elle conduit  à une stagnation des salaires, à une multiplication des licenciements, à une réduction des investissements productifs et à une course effrénée vers la délocalisation et l’externalisation. Les employés, déconsidérés et vus comme des coûts plutôt que des ressources, se retrouvent victimes d’une course à l’abaissement des coûts de production qui favorise les profits immédiats au détriment de la pérennité de l’entreprise et de la stabilité sociale.

La course effrénée vers les profits à court terme conduit également à une sous-investissement dans l’innovation et la recherche. Les entreprises, obnubilées par la performance financière au prochain trimestre, n’ont plus le temps ni la volonté  de s’investir dans des projets ambitieux et à long terme qui pourraient engendrer des avancées technologiques et sociales majeures.

Parallèlement, la prédominance de la valeur actionnariale favorise la financiarisation de l’économie.  Les marchés financiers deviennent  le creuset  de  spéculations à court terme, nourrissant des bulles artificielles qui  finissent  par imploser, engendrant des crises économiques dévastatrices. Le système financier,  dérégulé et avide, se nourrit des profits générés par l’économie réelle sans contribuer à sa  prospérité sur le temps long.

L’illusion d’un marché autorégulateur 

L’un des mythes les plus tenaces du libéralisme économique est celui  de l’auto-régulation du marché.  L’idée, popularisée par Adam Smith, est que la "main invisible" du marché, guidée par la poursuite du profit individuel, conduirait  naturellement à une optimisation des ressources et à une allocation optimale des biens et services.

La réalité empirique est venue briser cette vision idyllique. Le marché, loin d’être une force équitable et vertueuse, peut être manipulé et détourné par des intérêts particuliers.

Le lobbyisme des entreprises, a considérablement affaibli l'indépendance des pouvoirs publics et des organes de régulation. Les entreprises exercent une influence croissante sur les décisions politiques,  biaisant les réglementations et les lois pour servir leurs intérêts. Les financements occultes et l’accès privilégié aux politiciens, l'asymétrie des ressources expertes permettent aux entreprises de faire passer leurs priorités avant celles des citoyens et de l’économie réelle.

La financiarisation excessive de l’économie a également contribué à la  dérive du capitalisme contemporain. L’explosion des produits dérivés, la spéculation à court terme et le développement de marchés financiers de plus en plus complexes ont déstabilisé les marchés et conduit à des crises économiques récurrentes. La crise financière de 2008 en est un exemple frappant. Les banques, libérées de toute contrainte réglementaire, ont pris des risques inconsidérés, engendrant une catastrophe financière mondiale dont les conséquences se font encore sentir aujourd’hui.

La confusion entre valeur et prix conduit à l’extraction de valeur au détriment de la création

Le discours économique dominant entretient la confusion entre le prix et la valeur. Le marché, tel qu’il  est actuellement structuré, n’est pas capable de distinguer les activités créatrices de valeur de celles  qui se contentent de l’extraire. La finance, par exemple, est considérée comme une activité créatrice de valeur alors qu’elle n’est souvent le plus souvent qu’un simple vecteur de spéculation et de rentes.

A lieu de se  mettre au service de l’économie réelle en la finançant et en permettant l’investissement dans  des projets porteurs de progrès et de bien-être  social, la finance s’est transformée en un  système  autonome, obnubilé par la recherche de profits à court terme. Elle se nourrit des profits générés par l’économie réelle sans contribuer à sa prospérité, aggravant les inégalités et menant à des crises économiques récurrentes.

Il devient urgent de repenser la création de valeur en  tenant compte des externalités, des effets positifs et négatifs sur l’environnement et  la société. Le modèle actuel du capitalisme  n’est pas à même de  prendre en compte les coûts sociaux et environnementaux de certaines activités économiques. L’extraction de ressources naturelles à un rythme insoutenable, la pollution des eaux et de l’air, le changement climatique, les inégalités sociales sont autant de preuves que la course à la rentabilité  financière n’est pas toujours compatible avec un développement durable et  inclusif.

Sortir de l'ornière : quelques pistes

Face à la montée spectaculaire du populisme et à la menace d'une résurgence du fascisme subséquente au décrochage massif des classes moyennes, il  est  indispensable de repenser  le capitalisme et de le  réformer  pour le  rendre plus  juste, plus  durable et plus inclusif. Revue des pistes concrètes pour une  transition vers un modèle économique plus responsable et plus équitable :

  • Renforcer le  pouvoir des citoyens et  des employés : Il est impératif de redonner aux  citoyens  un  rôle  actif  dans  les  décisions  économiques et politiques, en attribuant aux  employés  un  droit de  vote  plus  important  dans les  conseils d’administration des entreprises. Il s’agit  de  redonner aux  travailleurs un  rôle actif dans le fonctionnement des entreprises et de leur  permettre d’influencer les décisions  qui les concernent directement. Ce serait un levier puissant pour faire  entendre la voix des employés et de les intégrer à la  prise de décision au sein des  entreprises.
  • Renforcer les  institutions de régulation : Il est impératif  de renforcer les institutions de  régulation  pour  lutter  contre les pratiques anticoncurrentielles, la corruption et la  financiarisation excessive. Des règles plus strictes en matière de concurrence, de transparence  et  de responsabilité financière sont  nécessaires. Il s’agit de mettre en place un système de contrôle plus efficace et plus transparent pour limiter les abus et les dérives du marché.
  • Repenser la fiscalité afin de favoriser les investissements à long terme et de limiter les  spéculations  à court  terme. Il s’agit de créer un système d’investissement qui privilégie  la  création de valeur durable et la prise en compte des externalités. Le cadre cible devrait  encourager les entreprises à investir dans des projets à long terme qui contribuent au progrès  social et environnemental, plutôt que de se focaliser sur des profits immédiats.

  • Repenser le rôle de l’État : les dérèglements actuels plaident pour un État plus actif dans la  création de valeur et  dans la régulation du marché. L’État doit investir dans l’innovation, la  formation et l’infrastructure, et doit promouvoir une politique fiscale plus juste et visant à rétablir un équilibre entre les forces du marché et les intérêts collectifs.

  • Promouvoir  une  éthique du bien commun : Il est nécessaire de promouvoir une éthique du bien  commun qui place le bien-être de l’ensemble de la société au cœur des décisions économiques et  politiques. L’éducation civique et le développement de la conscience citoyenne sont  indispensables pour réconcilier le capitalisme avec les principes éthiques démocratiques. L’éducation doit enseigner aux citoyens les mécanismes du capitalisme, et son historicité philosophique, sociale et politique.

Nécessité d'une révolution copernicienne

La crise financière mondiale de 2008 a déclenché de nombreuses critiques du système capitaliste moderne, et la crise écologique suscite d'intenses débats sur la croissance insoutenable se sont intensifiés, avec des préoccupations non seulement sur le taux de croissance, mais aussi sur sa direction.

Mais pour opérer une véritable révolution copernicienne, nous devons aller au-delà de la résolution de problèmes isolés et développer un cadre qui nous permette de façonner un nouveau type d'économie : une économie qui fonctionne pour le bien commun. 

Le changement doit être profond. Il ne suffit pas de redéfinir le PIB pour inclure des indicateurs de qualité de vie, y compris des mesures de bonheur, la valeur imputée du travail de soin non rémunéré et l'information gratuite, l'éducation et les communications électroniques. Il ne suffit pas non plus de taxer la richesse. Bien que ces mesures soient importantes en elles-mêmes, elles ne répondent pas au plus grand défi : définir et mesurer la contribution collective à la création de richesse, afin que l'extraction de valeur soit moins en mesure de passer pour de la création de valeur.

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Sources et Références

Artus, Patrick. "Discipliner la finance"

Artus, Patrick. "Et si les salariés se révoltaient ?"

Artus, Patrick. "Le capitalisme est en train de s'autodétruire"

Denning, Steve. "Shareholder value is the root cause of workers’ stagnant salaries."

Warren, Elizabeth. "Accountable Capitalism Act."

Mazzucato, Mariana. "The Entrepreneurial State: debunking public vs private sector myths."

Khan, Lina et Vaheesan, Sandeep. "Market Power and Inequality: The Antitrust Counterrevolution and its Discontents."

Collier, Paul. "The Future of Capitalism."

Reich, Robert. "The Common Good."

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