L’islam, la modernité et la démocratie : une critique de l’essentialisme culturel
Depuis le 11 septembre 2001, la perception de l’islam dans les sociétés occidentales a été largement façonnée par un narratif qui essentialise cette religion comme intrinsèquement archaïque et foncièrement incompatible avec les valeurs modernes et démocratiques. Ce discours, bien que largement répandu, mérite d'être vigoureusement contesté. Les véritables causes de la prégnance des régimes autoritaires dans de nombreux pays musulmans ne résident pas dans la religion elle-même, mais dans des dynamiques politico-institutionnelles complexes et des rapports de pouvoir historiques qui ont façonné ces sociétés.
La brillante époque musulmane
Pour contrecarrer les généralisations abusives de l’essentialisme culturel, il est essentiel de revisiter l’histoire de l’islam. Entre le VIIIe et le XIIe siècle, le monde musulman a constitué un pôle de rayonnement intellectuel, scientifique et économique. Des penseurs éminents comme al-Farābī et Ibn Sīnā (Avicenne) ont non seulement approfondi la philosophie, mais également contribué à des avancées significatives dans les domaines de la médecine, des mathématiques et de l’astronomie. Les échanges économiques dynamiques à cette époque ont également favorisé des tissages culturels intenses grâce à des réseaux marchands qui s’étendaient d’Andalousie à la Perse.
À titre d’exemple, le travail d’Ibn Sīnā en médecine a été fondamental non seulement dans le monde musulman, mais a également influencé la pensée médicale en Europe jusqu’au XVIIIe siècle. Pendant que l’Europe était laborieusement rattrapée par des logiques féodales et le monopole ecclésiastique, le monde islamique s’illustre par son approche pluraliste de la connaissance et son ouverture envers l’altérité. Les bibliothèques de Bagdad et de Cordoue, par exemple, étaient des centres de savoir attirant les intellectuels de diverses cultures et religions, démontrant ainsi une richesse d'échanges et de dialogues.
Le tournant du XIe siècle
Cependant, cet âge d’or dura jusqu’au tournant du XIe siècle, comme le montre le chercheur Ahmet T. Kuru, lorsqu'une coalition durable entre les oulémas (savants religieux) et les élites militaires a germé. Cette interaction, d'abord remarquée dans les sphères persanes et turques, s'est progressivement étendue à l'ensemble des territoires musulmans. Ce pacte redistribue le pouvoir politico-religieux en consolidant l’autorité des clercs dans les affaires publiques. En effet, les oulémas, en tant que figures religieuses traditionnelles, acquièrent un rôle prescripteur, légitimant ainsi les pouvoirs militaires tout en marginalisant les penseurs indépendants.
Ce processus de transformation structurelle se traduira par une stagnation de l’innovation intellectuelle et une rétraction des marges d'autonomie. Sous les gouvernements Mamelouks puis Ottomans, cette alliance se formalise davantage, entraînant un déclin de la philosophie, l’imposition de la censure intellectuelle, et une attitude hostile vis-à-vis de l’imprimerie qui était souvent déclarée "ḥarām" (interdite). Les conséquences de cette dynamique sont nombreuses, culminant en un affaiblissement de la créativité intellectuelle et d’un crépuscule du rayonnement islamique.
Diagnostique d’un effondrement civilisationnel
Des penseurs comme Ibn Ḫaldūn et Kâtip Çelebi ont chacun, à leur manière, diagnostiqué l’effondrement de la civilisation musulmane. Leurs œuvres illustrent une inquiétude croissante face à un déclin perçu non pas comme un manque d’essence religieuse, mais comme une conséquence des structures institutionnelles qui, au fil du temps, ont cessé d’être inclusives.
Ibn Ḫaldūn, dans sa célèbre « Muqaddimah », interroge la dynamique des sociétés et identifie des facteurs sociaux et politiques complexes qui contribuent à la montée et à la chute des civilisations. Kâtip Çelebi, quant à lui, appelle à un renouveau intellectuel en défendant une approche scientifique et empirique pour résoudre les enjeux contemporains.
De nombreuses voix musulmanes fortes pour la démocratie
Dans ce contexte, il convient de faire ressortir la pensée de nombreux intellectuels contemporains qui contredisent l'idée que l'islam est incompatible avec la démocratie. Par exemple, le professeur Abdolkarim Soroush, théologien et philosophe iranien, développe une interprétation de l’islam qui s’aligne avec des principes démocratiques tels que la liberté d'expression, la pluralité politique et la souveraineté du peuple. Soroush montre, à travers une analyse exégétique des textes sacrés, que l’islam peut parfaitement coexister avec les valeurs démocratiques et les droits de l'homme.
Ali Abderrazik est un autre penseur influent, connu pour son œuvre « L’Islam et le pouvoir politique », où il examine avec rigueur les fondements du pouvoir en islam et plaide pour une séparation entre le religieux et le politique. Ces voix, parmi tant d’autres, soulignent qu’il ne s’agit pas d’ériger un mur infranchissable entre l’islam et la modernité, mais d’adopter une lecture dynamique qui permet d'adapter la tradition aux réalités contemporaines.
Le piège de l’autocratie
Il est crucial de comprendre que le piège autocratique dans lequel se débattent de nombreuses sociétés musulmanes aujourd'hui ne découle pas d'une essence religieuse mais plutôt de configurations institutionnelles qui ont perdu leur capacité d’inclusivité, conformément au concept développé par Daron Acemoglu et James A. Robinson. Dans leur ouvrage « Pourquoi les nations échouent », ils expliquent comment les institutions extractives peuvent empêcher le développement en limitant les opportunités pour une participation active des citoyens.
Le constat est accablant : là où dominent les institutions autoritaires et répressives, le potentiel de l’individu est étouffé, et la créativité est souvent sacrifiée au nom du contrôle. Il devient donc impératif de redécouvrir les fondements d’un islam qui encourage la démocratie et l’inclusion.
Vers une renaissance intellectuelle
Néanmoins, ce diagnostic ne doit pas se traduire par un fatalisme, mais plutôt par une invitation à redécouvrir l’histoire islamique de manière critique. En scrutant le passé, il ne s’agit pas de rechercher des modèles figés à reproduire, mais d’identifier les ferments d’une pensée autonome et créative. Cela implique un dialogue continu avec diverses traditions et réalités modernes, sans céder à la tentation de la complaisance ou du refoulement.
La démocratie, l’innovation, et la prospérité peuvent tout aussi bien s’inspirer des ressources et des valeurs intrinsèques à l’histoire islamique. Plutôt que de chercher à imiter aveuglément l’Occident, les sociétés musulmanes peuvent puiser dans leurs propres traditions pour forger des systèmes politiques et économiques plus inclusifs, novateurs et dynamiques. En ce sens, elles ne doivent pas se voir comme prisonnières d’un héritage statique, mais comme des acteurs capables de réinventer leur avenir à partir des valeurs et des sages enseignements de leur propre passé.
Conclusion
En somme, l’idée d’une incompatibilité entre l’islam et la modernité peut être déconstruite en examinant de manière plus nuancée l’histoire des interactions entre religion, pouvoir et savoir. Il est essentiel d’adopter une approche qui reconnaisse la richesse du patrimoine intellectuel islamique tout en plaçant cette tradition dans un cadre dialogique moderne. En ce sens, les sociétés musulmanes ne doivent pas se voir comme prisonnières d’un héritage statique, mais comme des acteurs capables de réinventer leur avenir à partir des valeurs et des sages enseignements de leur propre passé.
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Références
Kuru, A. T. (2019). Islam, Authoritarianism, and Underdevelopment: A Global and Historical Comparison. Cambridge University Press.
Acemoglu, D., & Robinson, J. A. (2012). Why Nations Fail: The Origins of Power, Prosperity, and Poverty. Crown Business.
Soroush, A. (2000). Reason, Freedom, and Democracy in Islam. Oxford University Press.
Abderrazik, A. (1920). L’Islam et le pouvoir politique. Editions du Seuil.
Ibn Ḫaldūn, I. (1991). The Muqaddimah: An Introduction to History. Translated by Franz Rosenthal. Princeton University Press.
Çelebi, K. (1960). The History of the Ottoman Empire. Translated Works.
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