l'idéal méritocratique, une promesse inachevée
La méritocratie est l’un des grands récits fondateurs des sociétés libérales modernes, un idéal séduisant : dans un monde libéré des privilèges héréditaires et des castes, chacun pourrait s’élever selon son mérite, ses talents, ses efforts, sa persévérance.
Cet idéal résonne profondément avec les promesses des Lumières, de l’émancipation individuelle et de la démocratie. l'idée du mérite individuel, profondément ancrée dans l’imaginaire démocratique occidental, repose sur une double promesse : l’égalité des chances et la reconnaissance du mérite individuel. Elle se veut à la fois juste et efficace, récompensant les plus capables tout en stimulant l’innovation et la productivité.
Mais cette promesse est-elle tenue ? Et surtout, est-elle juste ? À la lumière des travaux récents de penseurs comme Michael Sandel, Daniel Markovits, Kathryn Paige Harden ou encore des analyses sociologiques et économiques contemporaines, il apparaît que la méritocratie, loin d’être un idéal neutre, est devenue une idéologie justifiant des inégalités croissantes, une nouvelle forme d’aristocratie fondée non plus sur le sang, mais sur les diplômes et les gènes.
La méritocratie comme idéal libéral : entre émancipation et légitimation
Historiquement, la méritocratie s’inscrit dans le projet libéral et démocratique de rupture avec l’ordre féodal et ses privilèges héréditaires. Elle s’inscrit dans le projet des Lumières et de la Révolution française : substituer à l'arbitraire des hiérarchies de naissance une hiérarchie fondée sur la justice du mérite. Dans cette perspective, elle est profondément libérale : elle valorise l’individu, l’autonomie, la responsabilité personnelle.
Dans les sociétés industrielles, puis post-industrielles, cette idée s’est incarnée dans l’école, les concours, les grandes écoles, les carrières fondées sur la performance. Cet idéal a contribué à légitimer l’expansion de la démocratie libérale et du capitalisme méritocratique, notamment après la Seconde Guerre mondiale.
En France, l'école républicaine a permis une certaine mobilité sociale, notamment pendant les Trente Glorieuses.
Dans cette conception libérale, le mérite repose sur trois piliers :
- L’égalité des chances : chacun devrait bénéficier des mêmes conditions de départ.
- La reconnaissance du talent et de l’effort : les compétences individuelles doivent être valorisées.
- La justice distributive : les récompenses sociales et économiques doivent être proportionnelles au mérite démontré.
Les limites intrinsèques et empiriques de la méritocratie : l’illusion de l’égalité des chances
Mais à mesure que la méritocratie s’est institutionnalisée, ses contradictions ont éclaté. Les recherches récentes mettent en lumière plusieurs biais fondamentaux.
- L’illusion de l’égalité des chances
L’un des postulats de la méritocratie est l’égalité des chances. Or, Kathryn Paige Harden, dans ses travaux sur la génétique et l’éducation résumés dans "The Genetic Lottery", montre que cette égalité est largement illusoire car les inégalités de départ demeurent massives. L’héritage génétique (nos prédispositions génétiques qui influencent nos capacités cognitives, notre tempérament, notre santé mentale), les conditions socio-économiques, le capital culturel et relationnel pèsent lourdement sur les trajectoires individuelles. Imaginer que tous puissent concourir sur un pied d’égalité est une fiction.
Reconnaître l’influence des gènes ne signifie pas céder au déterminisme biologique, mais admettre que le mérite n’est jamais purement individuel. Il est toujours le produit d’un contexte, d’un environnement, d’un hasard. Comme l’écrit Harden, « nous ne choisissons pas nos cartes génétiques, mais la société choisit comment jouer ces cartes ».
De surcroît, comme l'a établi Bourdieu, l’école reproduit les inégalités sociales plus qu’elle ne les corrige. Les enfants des classes supérieures bénéficient d’un capital scolaire, culturel et affectif qui leur permet de réussir dans un système qui valorise précisément ces qualités. Le mérite scolaire est souvent le masque d’un avantage socio-culturel invisible. Cette perspective rejoint celle de Daniel Markovits dans "The Meritocracy Trap", qui montre que les élites méritocratiques ne sont pas seulement favorisées par leurs talents, mais aussi par un système éducatif et économique taillé sur mesure pour elles.
- Le rôle du hasard
De nombreux travaux, dont ceux de David Labaree insistent sur le poids du hasard : naissance dans une famille favorisée, santé, rencontres opportunes, etc. Ces facteurs échappent au contrôle individuel. Pourtant, dans une logique méritocratique stricte, ils sont occultés, conduisant les gagnants à s’attribuer indûment tout le crédit de leur succès.
- La tyrannie morale de la réussite
Michael Sandel dénonce la « tyrannie du mérite » : en glorifiant les gagnants du système, la méritocratie nourrit un orgueil toxique et humilie les perdants, perçus comme seuls responsables de leur échec. En prétendant récompenser uniquement le mérite, elle a fini par légitimer les inégalités comme naturelles, voire justes. Ce mépris est d’autant plus violent qu’il est moral : si vous échouez, c’est que vous ne vous êtes pas assez donné de mal. La méritocratie devient ainsi une idéologie culpabilisante, qui invisibilise les déterminismes sociaux et naturalise les inégalités. Elle transforme la réussite en vertu, et l’échec en faute.
Ce sentiment de supériorité des élites, alimente le ressentiment populiste.
- Une nouvelle aristocratie
Dans les faits, la méritocratie économique tend à se figer en une nouvelle aristocratie, comme le montre la hausse continue de la proportion de la richesse héritée. Les élites, en se reproduisant, verrouillent l’accès aux positions dominantes. Le capital économique, éducatif et relationnel se transmet, contredisant l’idéal d’ouverture.
Méritocratie et aggravation des inégalités
Dans les faits, la méritocratie économique tend à se figer en une nouvelle aristocratie, comme le montre la hausse continue de la proportion de la richesse héritée. Les élites, en se reproduisant, verrouillent l’accès aux positions dominantes. Le capital économique, éducatif et relationnel se transmet, contredisant l’idéal d’ouverture.
Loin de corriger les inégalités, la méritocratie tend à les renforcer. Elle crée une nouvelle aristocratie, celle des diplômés, des performants, des « winners ».
- Justification des privilèges
Les élites économiques croient sincèrement mériter leur position, ce qui légitime des inégalités extrêmes. Le système devient une “machine à inégalités”, renforcée par l’hyper-concentration de la richesse.
- Polarisation sociale
Daniel Markovits montre dans "The Meritocracy Trap" comment la logique méritocratique polarise la société : d’un côté une élite hyper-performante et surmenée, de l’autre une majorité déclassée et méprisée. Cette polarisation nourrit la défiance envers les institutions et le ressentiment politique.
Comme le souligne Daniel Markovits, cette élite est coupée du reste de la société. Elle vit dans des bulles sociales, culturelles et géographiques, et développe une forme de mépris pour les « perdants » du système.
- Méritocratie scolaire : miroir aux alouettes
L’école, en valorisant un mérite souvent biaisé, entretient des illusions. Est à l'œuvre un « maquillage moral » du mérite scolaire, où les dispositifs d’évaluation, sous couvert d'objectivité, sont souvent biaisés, et les parcours d’excellence reproduisent les hiérarchies sociales.
- Effets psychologiques délétères
Croire en une méritocratie parfaite accroît le mal-être des perdants, culpabilisés, et le stress des gagnants, sous pression constante. Daniel Markovits souligne dans "The Meritocracy Trap" les coûts psychologiques de cette compétition exacerbée. Dans un système où la valeur personnelle est confondue avec la performance, les gagnants sont piégés dans une logique d’auto-justification permanente : ils doivent sans cesse prouver qu’ils méritent leur place. Cela entraîne : une hyper-compétition permanente au travail, exacerbée par l'obsession des classements et des "top performers"; un perfectionnisme maladif, source d'anxiété chronique ; une peur constante de l’échec, vécu comme une faute morale.
Les gagnants intériorisent souvent l’idée que leur valeur humaine dépend de leur utilité économique. Cela entraîne : une surexploitation de soi-même (heures de travail excessives, "boulot, dodo" sans espace pour la vie personnelle) ; un burnout fréquent dans les professions les plus valorisées (finance, consulting, tech, médecine, droit, politique) ; une perte de sens : lorsque la carrière devient une fin en soi, le sentiment d’accomplissement personnel s’érode.
De nombreuses études montrent que les élites éducatives et économiques présentent aujourd’hui des niveaux préoccupants de dépression, troubles anxieux, troubles du sommeil, addictions (alcool, anxiolytiques, stimulants).
Le paradoxe est cruel : les gagnants du système, censés incarner l’idéal du mérite, sont parmi les plus vulnérables sur le plan psychique.
Réconcilier mérite et justice sociale
Faut-il alors abandonner l’idéal méritocratique ? Pas nécessairement. Mais il faut le repenser en profondeur. Plusieurs pistes émergent dans les débats contemporains :
- Redéfinir le mérite, reconnaître le rôle du hasard et de la chance, instaurer une culture de l’humilité : le mérite ne peut être défini uniquement par la performance individuelle. Il doit intégrer la reconnaissance du contexte, des soutiens reçus, du rôle du hasard. La réussite est souvent le fruit d’un enchaînement de circonstances favorables. Intégrer cette dimension dans notre conception du mérite permettrait de développer plus d’humilité et de solidarité. Cela suppose d’en finir avec la glorification naïve des « self-made men ». Comme le propose Sandel, cultiver une éthique de la gratitude et de l’humilité face au succès permettrait de réduire l’arrogance des élites et de restaurer le lien social.
- Renforcer l’égalité réelle des chances, promouvoir une justice distributive plus équitable : pour que le mérite ait un sens, encore faut-il que chacun ait les moyens de le développer. Au-delà de l’école, il faut agir sur les conditions de vie : accès universel à la santé, à la petite enfance, à l’éducation de qualité, lutte contre la ségrégation résidentielle. Comme le propose l’économiste Thomas Piketty, une fiscalité plus progressive, un héritage plafonné, pourraient compenser les inégalités de départ et favoriser une véritable équité.
- Valoriser d’autres formes de mérite : la méritocratie actuelle valorise surtout les compétences cognitives et académiques. Nous devons dépasser cette conception étroite centrée sur la réussite académique ou financière et l'élargir à d’autres dimensions : la contribution au Bien commun, le soin, l’engagement, la créativité, la résilience. Les métiers essentiels, souvent mal rémunérés, méritent, en particulier, reconnaissance et valorisation.
Le mérite doit redevenir un levier d’émancipation, non une machine à exclusions. Cela passe par une réforme profonde de nos institutions, de nos pratiques économiques, et de notre culture morale. Il ne s’agit pas de nier le mérite, mais de le replacer dans un cadre éthique et politique plus juste.
Telle est la voie pour réconcilier mérite individuel et justice sociale.
----------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Références
Michael Sandel, The Tyranny of Merit
Daniel Markovits, The Meritocracy Trap
Kathryn Paige Harden, The Genetic Lottery: Why DNA Matters for Social Equality
Pierre Bourdieu, La reproduction, Les Héritiers.
Thomas Piketty, Capital et idéologie
Commentaires
Enregistrer un commentaire