L'Hubris des techno-scientistes, ou le mythe de Titan des temps modernes
La civilisation Occidentale, a longtemps célébré la tempérance, l’humilité et la modération des désirs comme vertus cardinales, héritées directement de la pensée grecque antique.
L'acceptation des limites humaines au cœur de la sagesse antique
Platon, dans La République, plaçait la tempérance (sophrosyne) parmi les trois vertus cardinales avec le courage et la justice. Pour le philosophe, la tempérance consistait à "être maître de soi-même" et à "commander à ses plaisirs et à ses désirs". De même, Aristote faisait de la modération (métriotès) une vertu essentielle, soulignant que l'excès était l'ennemi du bonheur et de l'épanouissement de l'individu.
Cette sagesse antique reposait sur la conviction que l'homme ne pouvait atteindre la plénitude et la félicité qu'en sachant se contenir, en acceptant les limites inhérentes à sa condition. Comme l'écrivait le poète Pindare, "ne cherche pas, mon âme, à vivre la vie des immortels ; il faut demeurer dans les bornes qui te sont assignées". Loin de voir dans ces limites une entrave, les Grecs y voyaient au contraire une garantie de l'équilibre et de l'harmonie, à l'image de leur conception du cosmos, et une condition sine qua non d'une vie bonne.
Or, force est de constater que cette vision du monde a été profondément bousculée par l'essor de la civilisation techno-scientifique moderne. Là où les Grecs voyaient dans la modération une vertu cardinale, nos sociétés contemporaines semblent au contraire célébrer l'excès sous toutes ses formes.
Le Transhumanisme : Une volonté de puissance démesurée
Le transhumanisme, mouvement idéologique qui prône l’amélioration de l’espèce humaine par le biais des technologies, illustre parfaitement cette rupture avec les valeurs grecques. L’aspiration à transcender les limites biologiques, à vaincre la maladie et la mort, voire à fusionner l’homme et la machine, témoigne d’une volonté de puissance qui rappelle l’ambition démesurée des héros tragiques de la littérature grecque. Plutôt que de chercher à se connaître et à s'accomplir dans les limites de la condition humaine, nombre de penseurs et d'entrepreneurs techno-enthousiastes aspirent à transcender notre nature, à repousser sans cesse les frontières du possible. Cette quête d’immortalité technologique, loin de garantir le bonheur, pourrait bien conduire à une forme de déshumanisation, en sacrifiant l’acceptation de la condition humaine, la fragilité et la finitude, au profit d’un projet utopique, potentiellement dystopique.
L’Idéologie de la croissance infinie
L’idéologie de la croissance infinie, pilier du capitalisme moderne, s’oppose frontalement à la sagesse antique. La poursuite effrénée du profit, l’exploitation intensive des ressources naturelles (capitalisme extractif), et la course à l’innovation technologique sans égard aux conséquences à long terme, dessinent un tableau apocalyptique qui rappelle les mythes grecs de la démesure et de l'hubris. La figure du Titan, qui défiait les dieux et finissait par causer sa chute, sert de puissante métaphore pour décrire l’ambition débordante de notre époque. L'accumulation pharaonique de richesses, concentrée entre les mains d’une élite toujours plus restreinte, exacerbe les inégalités et creuse un fossé abyssal entre les possédants et les dépossédés, sapant les fondements même de la cohésion sociale. Or, comme le soulignait déjà Aristote, "la richesse n'est pas le bien que nous recherchons, car elle n'est qu'un moyen en vue d'autre chose". Force est de constater que cette mise en garde du Stagirite n'a guère été entendue par nos contemporains.
Le gouffre entre la mesure Grecque et la démesure contemporaine
La captation des pouvoirs politiques, médiatiques et culturels par une oligarchie techno-scientifique accentue le problème. L'influence croissante des géants technologiques sur les décisions politiques, la manipulation de l’information via les réseaux sociaux et la concentration du pouvoir dans les mains de quelques acteurs clés constituent une menace pour la démocratie et la liberté individuelle. Cette concentration de pouvoir rappelle les régimes autoritaires de l’Antiquité, où la figure du tyran dominait sans partage. Le contrôle des informations, la surveillance généralisée et la manipulation des opinions publiques, loin d’être des phénomènes nouveaux, prennent aujourd’hui une ampleur inédite grâce aux avancées technologiques.
De même, la sphère médiatique et culturelle semble de plus en plus dominée par une logique de surenchère et d'immédiateté, au détriment des véritables valeurs humanistes. Plutôt que de cultiver la réflexion, le recul et l'humilité face à la complexité du monde, nombre de médias et d'institutions culturelles semblent prisonniers d'une course effrénée à l'audience et à la notoriété. L'information s'y résume bien souvent à un flux continu de dopamine, tandis que la culture se réduit à un divertissement éphémère.
In fine, on ne peut qu'être frappé par l'écart béant entre l'esprit de mesure qui imprégnait la pensée grecque et les dérives de démesure qui caractérisent de nombreux pans de notre société contemporaine. Là où les Anciens voyaient dans la modération la voie incontournable vers l'épanouissement de l'individu et de la cité, nos sociétés techno-scientistes semblent au contraire céder à la tentation de l'excès sous toutes ses formes - excès de richesses, de pouvoirs, de sensations.
Notre défi : Conjuguer progrès et humilité
Bien sûr, on pourrait arguer que cette dynamique est le fruit de progrès indéniables, notamment dans les domaines scientifiques et techniques. Mais ne devrions-nous pas, à l'instar de nos lointains ancêtres grecs, nous interroger sur la finalité de ces progrès et sur leur compatibilité avec une véritable conception humaniste de l'existence ? Ne devrions-nous pas, plutôt que de nous enivrer d'un vertige de puissance, renouer avec cette sagesse de la mesure qui faisait la force de la Grèce antique ?
Car c'est bien là le défi qui se pose à nous, héritiers de la Grèce Antique: savoir conjuguer les progrès de la technique avec une vision du monde ancrée dans l'humilité, la tempérance et le respect des limites. C'est à cette condition seulement que nous pourrons espérer retrouver cette harmonie entre l'individu et la cité, entre l'homme et la nature.
La tempérance peut guider la manière dont nous interagissons avec les technologies émergentes. Au lieu de chercher à dépasser la nature humaine, une approche tempérée encouragerait le développement d'innovations qui respectent les limites biologiques et éthiques. La démarche éthique dans l’intelligence artificielle, par exemple, pourrait bénéficier de cette valeur, priorisant la sécurité et le bien-être humain au lieu de l’accélération aveugle de la technologie.
Dans un monde polarisé, l’humilité apparaît comme une nécessité pour restaurer le dialogue. Reconnaître la diversité des opinions et des expériences présents dans nos sociétés est un pas crucial vers une cohabitation pacifique. Cela exige une ouverture à la critique et une vulnérabilité à l’égard de ses propres croyances.
Quant à la modération des désirs, elle pourrait inspirer un nouveau modèle économique, basé sur la durabilité et la satisfaction des besoins réels plutôt que sur une recherche incessante de profits. Le concept de la sobriété heureuse, récemment popularisé par des penseurs contemporains, peut incarner cette vision d’un monde où l’on apprend à vivre avec moins, tout en s’enrichissant d’expériences significatives.
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Références
Platon, "La République", "Dialogues"
Aristote, "Éthique à Nicomaque"
Pindare, "Odes"
Pierre Rabhi, "Vers la sobriété heureuse"
Alain Deneault, "Mediocratie"
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