Brève histoire universelle de la Démocratie

L'idée reçue selon laquelle la démocratie serait une invention occidentale, une "fleur tardive" éclose dans les jardins de la Grèce antique pour ne s'épanouir pleinement qu'au siècle des Lumières, est une simplification réductrice qui occulte une réalité historique bien plus riche et nuancée.  L'Histoire, éclairée par les apports de l'archéologie, de l'anthropologie, et de la sociologie, révèle que la participation citoyenne à la gouvernance – le cœur même de la démocratie – est une construction humaine ancienne, présente sur plusieurs continents depuis au moins cinq millénaires.  L'Occident n'a pas inventé la démocratie, il en a hérité, la transformant et la diffusant à une échelle inégalée, notamment grâce aux Lumières.

Affirmer la singularité occidentale de la démocratie, c'est ignorer un ensemble foisonnant de formes de gouvernance participative, souvent antérieures à la démocratie athénienne.  Ces systèmes, aussi divers soient-ils dans leurs mécanismes et leurs cadres culturels, partagent un point commun essentiel : l'intégration des membres d'une communauté dans les décisions qui régissent leur existence collective.

Les origines anciennes de la participation citoyenne

De nombreuses recherches menées par les historiens, les archéologues et les anthropologues ont en effet mis au jour de nombreuses preuves de l'existence de dispositifs démocratiques dans des sociétés anciennes, bien avant l'avènement des démocraties modernes. 

  • Assemblée citoyennes en Mésopotamie : la région, connue comme le berceau de la civilisation, présente des preuves de participation démocratique dès le 3ème millénaire avant notre ère. Les cités-États, comme Uruk et Lagash, possédaient des assemblées de citoyens où les décisions étaient prises en commun. Ces assemblées servaient à discuter des affaires publiques, des ressources de la cité aux grands projets d'infrastructure. Selon des inscriptions cunéiformes, ces dispositifs étaient une forme rudimentaire de consultation, ancrant l'idée que la voix collective peut influencer le cours de la gouvernance.
  • Les Assemblées de la civilisation Harappéenne (3300-1300 av. J.-C.) : Les fouilles archéologiques dans la vallée de l'Indus révèlent des cités organisées suivant un plan précis, témoignant d'une société complexe. L'absence de structures politiques centralisées suggère des systèmes de gouvernance plus décentralisés, potentiellement reposant sur des assemblées locales où les décisions étaient prises collectivement.  Bien que les mécanismes précis restent à déchiffrer, la sophistication de l'urbanisme et l'absence de signes évidents d'une domination hiérarchique pointent vers une forme de participation citoyenne à la prise de décisions.
  • Le célèbre Code de Manu, recueil de lois hindoues de cette époque, fait par exemple état de conseils de village chargés de réguler la vie communautaire par le biais de processus délibératifs.
  • De même, en Chine ancienne, les premières dynasties Xia, Shang et Zhou (2070 – 256 av. J.-C.) s'appuyaient sur des mécanismes de consultation et de participation des notables locaux aux décisions royales, préfigurant ainsi une forme embryonnaire de démocratie.
  • Un jalon crucial dans l'histoire de la démocratie est la Constitution de Médine, élaborée par le prophète Mahomet, qui unifiait plusieurs tribus arabes dans la cité de Médine. Ce texte établissait des droits et des obligations pour les différentes communautés, favorisant un cadre de gouvernance basé sur la consultation et la justice. En stipulant que chaque groupe avait une voix dans les affaires de la cité, cette constitution préfigurait des principes démocratiques précoces, en soulignant l'importance du partage des pouvoirs et de la responsabilité collective.
  • Les assemblées villageoises des sociétés africaines précoloniales : De nombreuses sociétés africaines précoloniales étaient organisées autour d'assemblées villageoises ou tribales.  Ces assemblées, constituées des adultes de la communauté, jouaient un rôle fondamental dans la résolution des conflits, la gestion des ressources et la prise de décisions collectives.  Des exemples abondent en Afrique subsaharienne, de l'est et du nord. Des études anthropologiques récentes enrichissent notre compréhension de ces pratiques démocratiques.
  • La première constitution de l'Empire du Mali (XIIIe-XVe siècle) : Cette constitution, dont des fragments ont été retrouvés, se distingue par son avancée en matière de droit et de justice. Elle établit le principe de la dignité humaine, préfigurant les concepts modernes de droits fondamentaux et de libertés individuelles.  Elle témoigne également de mécanismes de consultations communautaires et de résolution des conflits connus sous le nom de Télou. Le roi, bien que disposant d'un pouvoir considérable, devait consulter un conseil de sages pour les décisions majeures. Ce modèle de gouvernance préfigurait des idées démocratiques, démontrant que même dans des contextes lointains, le besoin d'inclusivité et de respect de la dignité humaine était omniprésent.
  • En 1215, la Magna Carta fut signée par le roi Jean d'Angleterre, marquant une avancée significative vers la reconnaissance des droits des sujets contre l'arbitraire monarchique. Ce document stipule que le roi n'est pas au-dessus de la loi, ouvrant la voie à l'établissement d'un gouvernement basé sur le consentement. Bien que l'idée de démocratie ne soit pas explicitement développée dans la Magna Carta, celle-ci a fortement influencé la pensée politique ultérieure, contribuant à l'émergence d'une gouvernance plus équitable.
  • Les Ligues Iroquois (XVIe-XIXe siècle) : Les Six Nations iroquoises avaient élaboré un système politique sophistiqué basé sur une confédération de tribus.  Ce système reposait sur des conseils élus où les femmes jouaient un rôle essentiel dans la sélection des chefs. La délibération collective et le consensus illustrent un modèle remarquable de gouvernance démocratique dans le contexte amérindien.

Ces exemples, loin d'être exhaustifs, démontrent la diversité et l'ancienneté des pratiques démocratiques à travers le monde.  Ils réfutent l'idée d'une invention exclusivement occidentale.

Les contributions spécifiques de la modernité Occidentale 

Néanmoins, il serait erroné de nier les apports spécifiques de l'Occident, et en particulier du siècle des Lumières, à la théorisation et à la diffusion des idéaux démocratiques. En effet, c'est dans l'Europe des 17e et 18e siècles que s'est cristallisée une réflexion politique approfondie sur les principes de séparation des pouvoirs, de souveraineté populaire et de droits inaliénables de l'individu. Des penseurs comme John Locke, Montesquieu ou Rousseau ont ainsi contribué à forger une conception moderne de la démocratie, basée sur la limitation du pouvoir et la participation du peuple.

Montesquieu, avec son œuvre "De l'esprit des lois", a théorisé la séparation des pouvoirs, un mécanisme essentiel pour prévenir la tyrannie et garantir la liberté individuelle.  Cette idée, inspirée en partie par l’observation des institutions britanniques, a eu un impact considérable sur la conception des régimes démocratiques modernes et en constitue un des fondements essentiels.

Rousseau, dans "Du contrat social", a développé la notion de souveraineté populaire, affirmant que le pouvoir légitime émane du peuple. Son idée d'un contrat social impliquant une participation active des citoyens dans la définition des lois a influencé les mouvements révolutionnaires et la conception de la démocratie représentative.

Locke, dans ses "Deux traités du gouvernement", a défendu les droits naturels de l'Homme, notamment le droit à la vie, à la liberté et à la propriété. Ses idées ont eu une influence profonde sur les révolutions américaine et française et sur le développement des constitutions libérales.

Cette théorisation s'est ensuite traduite dans des expériences politiques concrètes, avec la Révolution américaine et la Révolution française, qui ont consacré les principes républicains d'égalité, de liberté et de citoyenneté. C'est à cette époque que l'on a vu émerger de nouvelles institutions démocratiques, telles que les assemblées représentatives élues, les chartes constitutionnelles ou les déclarations de droits.

Dès lors, on peut considérer que l'Occident, s'il n'a pas inventé la Démocratie, a joué un rôle catalytique dans la diffusion et la consolidation d'un éthos démocratique à l'échelle mondiale, en insufflant une dynamique d'émancipation et de revendication du droit des peuples à se gouverner eux-mêmes. Cet héritage a notamment été déterminant dans les luttes pour l'indépendance et la démocratie menées par de nombreux pays d'Afrique, d'Asie et d'Amérique latine au 20e siècle.

Un héritage universel

Cette généalogie millénaire met en lumière la dimension universelle des aspirations démocratiques, qui s'enracinent dans des valeurs humaines fondamentales telles que la dignité, l'égalité et la liberté. C'est ce que confirment les exemples historiques évoqués, qui montrent que la quête d'une gouvernance juste et inclusive a toujours été au cœur des préoccupations des sociétés humaines, bien avant l'avènement des démocraties modernes.

Le siècle des Lumières a certes apporté une influence significative par son idéalisme et sa lutte pour la liberté et la participation, mais il n'a pas créé la démocratie. Il l'a plutôt catalysée, permettant à un éventail d'idées et de structures antérieures de converger vers une conception plus systématisée et étendue de la participation démocratique.

En somme, loin d'être une simple invention occidentale, la démocratie doit être comprise comme une construction plurielle, une œuvre humaine collective, nourrie par les traditions politiques de nombreuses civilisations à travers les âges, mais aussi enrichie par les apports spécifiques de la pensée et de l'expérience politique européenne. C'est en remontant à ces sources ancestrales et en embrassant cette dimension universelle que nous pourrons mieux saisir la puissance des idéaux démocratiques, au-delà des interprétations culturalistes réductrices.

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Références

Hourani, Albert. A History of the Arab Peoples. 

Ki-Zerbo, Joshep. Histoire de l'Afrique Noire. 

Finley, Moses Immanuel. Democracy Ancient and Modern. 

Gauchet, Marcel. La Révolution des Droits de l'Homme. 

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