samedi 14 janvier 2017

Le marché : une institution amorale ?

Une des plus anciennes controverses en matière de philosophie politique porte sur un attribut essentiel du Marché : le fait ou non d'être circonscrit dans la sphère morale des comportements humains. Cette question en apparence "métaphysique" a des implications extrêmement importantes non seulement dans le champ de la philosophie politique mais de façon bien plus terre à terre dans les théories économiques et les programmes politiques qui en définitive régissent de très nombreux aspects de nos vies (activité économique, travail, justice..). Elle mérite par conséquent qu'on s'y attarde d'autant plus que la crise économique et financière mondiale de 2008 l'a portée au cœur du débat politique.

Pour poser correctement les termes du débat tel qu'il se présente dans les cénacles politiques depuis la crise de 2008, il est nécessaire de faire une brève rétrospective historique de la pensée libérale.

Si le libéralisme économique est le courant de pensée économique accordant une place centrale au libre marché et à la libre initiative individuelle, ses principes découlent de la doctrine libérale de philosophie politique qui affirme la liberté comme principe politique suprême ainsi que son corollaire de responsabilité individuelle, et revendique la limitation du pouvoir du gouvernement. Cette doctrine repose sur l’idée que chaque être humain possède des droits fondamentaux naturels précédant toute association et qu'aucun pouvoir n'a le droit de violer. En conséquence, les libéraux veulent limiter les obligations sociales imposées par le pouvoir et plus généralement le système social, telles que la morale, au profit du libre choix et de l'intérêt de chaque individu indépendamment des autres.

Dans sa fameuse Lettre sur la tolérance de 1699, John Locke, important penseur des "Lumières Ecossaises" pose ce qui deviendra les fondements de la philosophie libérale moderne, avec l’« état de droit », en organisant et en développant ses thèmes principaux : théorie des droits naturels, limitation et séparation des pouvoirs, justification de la désobéissance civile, affirmation de la liberté de conscience, séparation de l’Église et de l’État.

Hume et Montesquieu, quant à eux, développent les conséquences de leurs positions philosophiques libérales dans les domaines politique et économique. Montesquieu, faisant face au pouvoir absolu de la monarchie française se soucie alors principalement d’instaurer une séparation des pouvoirs afin de limiter les abus du pouvoir exécutif du roi et garantir ainsi les libertés du Parlement et de la Justice avec L’Esprit des lois (1748).

Dans le champ économique, on peut citer Turgot et Adam Smith qui se sont évertués à rattacher leurs revendications pour les libertés économiques aux racines philosophiques du libéralisme, face à l'administration étatique alors très contrôlante.

A partir du milieu du 18ème siècle, les courants de pensée libéraux qui se sont différenciés tant par leurs fondements philosophiques, que par les limites et les fonctions qu’ils assignent à l'État, et par le domaine auquel ils appliquent le principe de liberté (économie, institutions politiques, domaine social).
Sur la plan économique, à la suite d’Adam Smith, les écoles classiques anglaise (Smith, Malthus, Ricardo, Stuart Mill) et française (Turgot, Say, Condillac) légitimisent une certaine intervention de l'État dans la sphère économique en contrepartie de stricts devoirs : garantir la sécurité de tous, la justice, et construire et maintenir les infrastructures publiques.

L'école néoclassique née au XXe siècle, cherche à donner une justification « scientifique » au "laisser faire" reposant sur la théorie de l’équilibre général proposée à la fin du XIXe siècle, qui tente de démontrer que la rationalité des acteurs, grâce à la coordination supposée parfaite de leurs actions par le seul biais du marché, conduit à la meilleure des situations possibles.Certains auteurs en déduisent le précepte libéral que l’État ne doit pas intervenir dans le fonctionnement du marché, sous peine de dégrader la situation globale. D'autres, conscients que que la notion d'équilibre et celle d’optimum reposent sur des hypothèses difficiles à vérifier dans la réalité, sont disposés à admettre certaines interventions de l’État, tout en différant sur leurs limites exactes.

Pour l'école autrichienne néoclassique (Carl Menger, Ludwig von Mises, Friedrich Hayek), la liberté d’échanger et d’entreprendre est vue à la fois comme un cas particulier du principe philosophique de liberté, donc un impératif moral qui s’impose indépendamment de ses conséquences, et comme un moyen qui conduit le plus probablement à la plus grande satisfaction générale. Pour Hayek, les tentatives pour "corriger" l'ordre de marché conduisent à sa destruction ("Droit, législation et liberté", 1973)

Ce point de vue a fortement influencé l'école dite de Chicago (Milton Friedman, George Stigler, Robert Lucas), véritable fabrique de Prix Nobel, qui à son tour a forgé la matrice idéologique ultralibérale des Reaganomics et du Tchatchérisme.

 Le cas de Milton Friedman mérite qu'on s'y attarde tant son influence intellectuelle a été majeure au 20ème siècle. Elle s'explique sans doute par le fait qu'il a été bien plus qu'un "simple" économiste : s'il a été un grand spécialiste de l'analyse du comportement du consommateur et de l'inflation, il est aussi le grand théoricien du Monétarisme (doctrine économique mise en œuvre à la fin des années 1970 par la Federal Reserve et la Bank of England, mais abandonnée quelques années plus tard), il a surtout été un infatigable idéologue qui a brillamment réussi à populariser la doctrine du libre-échange, en étant un des premiers économistes à animer une émission télévisuelle de grande écoute, en plus de contribuer des articles techniques dans la très respectée revue The Economist.

Au fil des décennies qui ont suivi la seconde guerre mondiale, il a affirmé de façon de plus en plus agressive un agenda politique qu'on peut qualifier de libertarien (dans la veine d'Ayn Rand), proposant par exemple de supprimer les licences d'exercice des médecins ou encore la Food and Drug Administration. Son intervention dans la très populaire émission TV des années 1980 (Free to Choose), son grand talent de pamphlétaire n'usant jamais de jargon économique et émaillant son discours d'exemples concrets ont profondément marqué l'esprit du grand public et lui ont permis de rallier l'opinion au principe du "laisser-faire" total en matière économique, ouvrant la voie à la révolution ultra-libérale des années 1980, à grand renfort de dérégulation.

Dans son célèbre essai Capitalism and Freedom (1962), où il considère que les arguments opposés aux marchés libres témoignent d'une faible croyance en la liberté elle-même ("Underlying most arguments against the free market is a lack of belief in freedom itself"), il a posé les bases d'une idéologie qui fil des années deviendra absolutiste: quiconque s'oppose aux marchés libres s'oppose en fait à la liberté qui fonde les valeurs américaines. Contrairement à l'école autrichienne qui s'oppose à la régulation des marchés en en critiquant les conséquences, Friedman pose le principe de non-intervention par définition, grâce à un argument éminemment moral, tout en prétendant que le marché est une institution fondamentalement amorale.

Si après la Grande Dépression des années 1930, beaucoup de gens ont cru que les marchés ne peuvent jamais marcher, Friedman a eu le courage intellectuel et la rigueur académique pour démontrer qu'ils peuvent marcher, mais en tant qu'avocat acharné du libre-marché il a finit par prétendre que les marchés marchent toujours et que seulement les marchés (non régulés) marchent...

Par de tels sophismes, les gouvernements ont été fortement incités à libéraliser leurs marchés financiers malgré les avertissements de nombreux économistes du risque de violentes crises financières. Il est ironique que la plus violente crise financière depuis la vague de dérégulation des années 1980 se soit  transformée en terrible crise économique qui a durement touché...la ville de Milton Friedman (Chicago)!

Milton Friedman a également théorisé dans un célèbre article du New York Times la responsabilité morale de toute entreprise à maximiser les profits de ses actionnaires et enjoint par conséquent les dirigeants d'entreprises à œuvrer dans ce seul objectif, qualifiant l'entité juridique morale que représente l'entreprise de "fiction légale" et apportant la caution académique et le prestige scientifique de son Prix Nobel au fameux mantra magistralement incarné à l'écran par Michael Douglas dans "Wall Street" :  "Greed is Good"

Morale de l'histoire : méfions nous du dogmatisme, quelque soit sa tendance politico-philosophique, en matière de théories du comportement humain, le dogme ne capturant jamais la Complexité de l'humain.

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