À l'heure où une partie croissante de la population, poussée par une frange d'extrémistes, renoue avec cette peur irrationnelle de l'islam et des musulmans, replongeons dans les racines de ce mal français.
Sa matrice puise aux sources troubles des guerres coloniales et de la déchirure algérienne.
C'est la plaie toujours à vif de cette mémoire inavouée de la France des "années noires", avec ses pratiques de torture, d'exactions et de crimes contre l'humanité qui hantent les rapports des français avec une partie de leurs concitoyens d'origine maghrébine.
Comment ces héritiers des victimes du pire de la colonisation pourraient-ils encore accorder leur confiance à un état qui, un demi-siècle après, continue de leur dénier une partie de leur identité et de leur dignité ?
L'islamophobie, ce rejet primaire et irrationnel de l'islam et des musulmans dans leur intégralité, alimente un cercle vicieux de défiance réciproque et de repli identitaire malsain. Au lieu d'intégrer sereinement ses citoyens issus de l'immigration, la France entretient toujours les ghettos où prospèrent ensuite les tentations communautaristes, la précarité et le désespoir.
Une grande partie des 5 millions de citoyens français issus de familles de culture musulmane vivent cette xénophobie au quotidien : discriminations à l'embauche, problèmes de logement, regards haineux dans la rue, contrôles de police au faciès, invectives islamophobes... A cela s'ajoute l'hypocrisie schizophrène des discours officiels, qualifiant l'islam de "religion rétrograde" par essence et les musulmans de "citoyens de seconde zone".
Comment s'étonner, dès lors, que les plus brillantes élites issues de cette jeunesse française bafouée fuient de plus en plus un pays qui les rejette ? L'hémorragie vers d'autres nations plus accueillantes et tolérantes s'accélère. Une terrible perte de talents et de richesses pour la France.
Faut-il rappeler qu'au nom des Lumières, la République avait érigé la liberté de conscience et de culte en principes fondateurs ? Que les pères révolutionnaires s'étaient engagés à combattre l'obscurantisme des fanatismes et des oppressions religieuses ?
Comment donc la France en est-elle arrivée à sacrifier sur l'autel de la haine aveugle ces idéaux d'ouverture, de raison et de tolérance qui faisaient la fierté de son universalisme ? En cédant lâchement au manichéisme et à la facilité populiste d'une partie croissante des élites politiques, médiatiques et intellectuelles.
Au fond, pointer systématiquement du doigt la religion musulmane et stigmatiser ses pratiquants, c'est se rendre complice des mêmes penchants sectaires que l'on prétend dénoncer. C'est saper les fondements laïcs de la nation, en réintroduisant insidieusement une nouvelle forme d'oppression et d'hostilité d'État envers une religion particulière.
Il est grand temps que la République cesse de trahir ses idéaux les plus nobles. Qu'elle retrouve son intégrité morale face aux pressions nauséabondes des groupuscules islamophobes. Qu'elle redevienne la France des Lumières, terre d'asile des peuples opprimés, utopie généreuse et refuge de la liberté de conscience pour tous.
Entrepreneurs politiques et médiatiques
Malheureusement, une partie des élites politiques, médiatiques et intellectuelles n'a pas hésité à jouer avec ces vieux démons de la stigmatisation pour leurs calculs électoralistes ou leur soif de l'audimat facile. Par démagogie et opportunisme, certains n'ont pas hésité à attiser les peurs et les préjugés au lieu de les combattre.
En désignant constamment la prétendue "menace" de l'islam comme unique bouc émissaire des maux de la société française, en diabolisant sans nuance des pans entiers de la population, ces entrepreneurs de la vindicte ont banalisé un climat de défiance et de rejet porteur des pires dérives.
Qu'ils soient animés par une idéologie d'extrême droite assumée ou par de simples arrière-pensées électoralistes, ces pourfendeurs de la "fracture républicaine" ont paradoxalement contribué à creuser toujours plus les fossés communautaires. En jouant sur la fibre populiste de la peur de l'Autre et du repli identitaire.
Avec une surenchère de polémiques stériles sur les valeurs de la République, les signes religieux ou la laïcité, ils ont engagé un véritable combat culturel contre une partie de la population française, désormais présentée comme étrangère à la communauté nationale.
Les discours de rejet et les amalgames hâtifs se sont alors peu à peu banalisés à l'extrême jusque dans les sphères intellectuelles, accrédités par des plumitifs avides de buzz médiatique. La République a ainsi été dévoyée en terre de répression des libertés individuelles plutôt qu'en creuset des valeurs d'égalité et d'universalisme.
Double peine
Cette spirale du rejet et de la défiance envers une partie des concitoyens revêt une injustice d'autant plus criante qu'elle fait fi de l'apport historique déterminant des immigrés issus des anciennes colonies à la prospérité nationale.
N'oublions jamais que ce sont les bras vaillants de ces travailleurs venus d'Afrique du Nord, d'Afrique subsaharienne et des départements d'outre-mer qui ont permis à la France de se reconstruire et d'asseoir son extraordinaire essor économique et industriel durant les Trente Glorieuses. Sans eux dans les usines, les chantiers, les mines et les champs, la grande réussite sociale de l'après-guerre n'aurait pu voir le jour.
Quelle ingratitude, quelle trahison morale, que de rejeter aujourd'hui les petits-enfants de ces bâtisseurs dans les interstices les plus sombres et les plus fragilisés de la République ! De les cantonner en masse dans les ghettos des banlieues désindustrialisées, ces territoires oubliés où la misère sociale a pris racine.
En assimilant une partie de ses propres enfants à une menace, en les reléguant dans les marges, la France est en train de créer de ses propres mains les conditions d'un délitement de son modèle. Elle scelle l'échec de la promesse émancipatrice en niant à ces jeunes un avenir digne, en les privant des moyens de tisser pleinement leur appartenance à la communauté nationale. Cet immense gâchis humain, ce gaspillage de forces vives par la ségrégation territoriale, économique et sociale, constitue une double peine inique pour ces familles qui ont payé un lourd tribu à la grandeur de la nation française. Il est urgent de reconnaître cette dette et de la solder, avant qu'il ne soit trop tard.
Rejet de l'islamisme
Cependant, il serait injuste et contre-productif de faire l'aveugle sur les dérives d'une frange des courants islamistes qui, par leurs discours controversés et leurs pratiques sectaires, contribuent également à nourrir les peurs et les rejets.
Les stratégies d'entrisme et de stratégie du fer de lance menées en France par des organisations proches des Frères Musulmans ou d'obédiences salafistes et wahhabites sont des facteurs de fractures communautaires qu'on ne saurait ignorer. Leurs volontés réaffirmées de créer un islam politique contestant les lois de la République, leurs prêches victimaires et leurs remises en cause répétées des principes laïcs et des libertés individuelles sèment le trouble.
Leurs tentatives d'immixtion dans les sphères éducatives, cultuelles et associatives pour y distiller leurs thèses rigoristes et leur idéologie réactionnaire opposée aux valeurs d'ouverture et d'égalité, sont une menace qu'il faut dénoncer et combattre avec la plus grande fermeté au nom même de la liberté de conscience.
Car ces mouvements théologico-politiques sont les premiers fossoyeurs du lien civique, exploitant avec cynisme les peurs et les rejets pour ancrer toujours plus l'idée d'un séparatisme confessionnel incompatible avec la promesse émancipatrice de la République française. Jouant un jeu délétère aux conséquences aussi désastreuses que celui des xénophobes et des islamophobes primaires.
La lucidité la plus totale est donc requise pour dénoncer et combattre résolument, sans concession aucune, toutes les forces de ce chaos civilisationnel : qu'elles soient le fait des vieilles haines rances ou de la nouvelle lèpre des radicalismes religieux, toutes menacent les fondements républicains. Car la République restera debout avec son idéal de liberté, d'égalité et de fraternité universelle pour tous, ou ne sera plus.
Succès invisible de l'intégration
Au milieu de ces vents contraires qui menacent la cohésion nationale, il convient également de saluer les progrès majeurs et le succès invisible de l'intégration républicaine pour une large partie français de confession musulmane. Loin des fantasmes discriminatoires et des récupérations politiques, la grande majorité de cette frange importante de la population française vit en totale harmonie les valeurs de la République.
L'augmentation constante des mariages mixtes, qui concernent aujourd'hui un couple sur trois dans la communauté musulmane, en est l'illustration la plus criante. C'est une preuve éclatante que les principes d'égalité, de liberté individuelle et d'émancipation portés par les Lumières ont germé en profondeur dans les cœurs et les esprits.
De même, de nombreux parcours d'ascension sociale et de réussite professionnelle témoignent de cette intégration vertueuse à la française. Des médecins, avocats, entrepreneurs, ingénieurs, sportifs et artistes parmi les plus accomplis sont issus de ces familles pourtant régulièrement montrées du doigt.
C'est cette majorité silencieuse, éprise des mêmes idéaux que l'ensemble de leurs compatriotes, qui constitue le creuset du vivre-ensemble et la meilleure garantie contre les dérives communautaristes ou les rejets xénophobes. Une majorité qui montre chaque jour que l'on peut être pleinement musulman et pleinement français, réconciliant avec sérénité ses héritages multiples dans un même attachement aux valeurs universelles.
Déni de réalité historique
Au-delà de cette iniquité historique, l'islamophobie décomplexée qui se répand représente un reniement d'autant plus cinglant des racines mêmes de l'humanisme occidental. Car n'oublions jamais que c'est à la civilisation islamique, héritière des lumières antiques, que l'Europe doit d'avoir pu sortir des ténèbres du Moyen-Âge.
A Bagdad, Damas, Le Caire ou Cordoue ont rayonné des foyers intellectuels, artistiques et scientifiques d'une richesse insoupçonnée. Algèbre, arithmétique, astronomie, médecine, philosophie, architecture... Les savants et penseurs musulmans ont non seulement préservé et enrichi les trésors des connaissances helléniques et orientales, mais ont posé les jalons de la Renaissance.
C'est cette matrice arabo-musulmane qui a transmis à l'Occident les œuvres fondatrices d'Aristote, Ptolémée, Euclide et autres bâtisseurs de la raison universelle. Et qui lui a légué ses propres joyaux, de la poésie amoureuse de Roumi aux traités d'Avicenne, d'Al-Khwârizmî à Averroès en passant par Avicenne.
Ce foisonnement créatif, cette passion pour les arts, les sciences et la connaissance, l'Europe n'aurait pu s'en abreuver sans l'ouverture au monde arabo-musulman permise par l'Espagne de la convivencia et par les vecteurs que furent la Sicile et les cités marchandes italiennes.
En cédant à la tentation de l'anathème islamophobe, la France et l'Europe toute entière tourneraient donc le dos à une part essentielle de leur généalogie intellectuelle et humaniste. Elles renieraient cet héritage partagé d'une matrice commune, qui irrigua leur Renaissance avant d'essaimer ses Lumières à travers le monde.
Appel au sursaut
Face au délitement continu du pacte républicain français, qui alimente les forces les plus sombres de la haine et des extrémismes. il est plus que temps de conjurer cette dangereuse dérive en la dénonçant avec force et en l'endiguant avec la dernière énergie, avant qu'elle n'achève de faire sombrer la promesse des Lumières.
------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Références :
Sur l'histoire de la laïcité et du principe de liberté de culte en France :
- "Histoire de la laïcité" de Jacqueline Lalouette (2016)
Sur les séquelles de la guerre d'Algérie et de la colonisation :
- "Le Syndrome Algérien" de Raphael Delpard (2002)
Sur les discriminations subies par les musulmans en France :
- Rapports annuels de la CNCDH sur le racisme et la xénophobie
- Études statistiques démographiques de l'Insee, rapports de SOS Racisme
Sur la montée des discours islamophobes dans les discours publics:
- "La nouvelle stratégie de stigmatisation de l'islam" - Le Monde Diplomatique, 09/2022
- "Qu'est-ce que l'islamophobie ?" - L'Humanité, 22/04/2021
- "Pourquoi l'islamophobie progresse en France" - Libération, 15/11/2020
- Dossier "L'islamophobie décomplexée" - Politis, 04/2019
Sur la fuite des élites musulmanes de France :
- "Des entrepreneurs français issus de l'immigration quittent la France" - Le Monde, 18/02/2022
- "Ils ont choisi l'exil" - L'Obs, 10/03/2021
- "Une partie des élites musulmanes quitte la France" - Marianne, 27/05/2020
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