samedi 28 janvier 2017

La Grande Discorde : brève histoire du conflit millénaire entre sunnites et chiites

La confrontation millénaire entre les deux principales branches de l'islam, le sunnisme et le chiisme est plus qu'un simple conflit, c'est une véritable matrice conflictuelle, engendrant depuis pratiquement 1400 ans d'innombrables conflits aux multiples dimensions, superposant compétition successorale, confrontations politiques, divergences théologiques, rivalités ethniques, nationales, géopolitiques, économiques, que les interférences occidentales n'ont fait qu'aggraver au fil du temps. Par sa violence, sa longévité, ses ramifications, il détient un triste record, reléguant presque les guerres de religions de la chrétienté au rang d'aimables escarmouches.

Ce billet n'a pas la prétention de restituer tous les détails des 14 siècles d'histoire de l'islam, mais simplement de présenter une synthèse des faits saillants et non polémiques de ce récit, afin d'éclairer la dimension géopolitique qu'a pris ce conflit au Moyen-Orient et ses répercussions en occident.

Tout commence à la mort du Prophète Mohammed, qui n'ayant laissé ni héritier mâle ni testament pour organiser sa succession à la tête de l'Oumma (communauté des croyants), donne lieu à une lutte pour le pouvoir entre ceux réclamant la primauté des liens du sang, en faveur de son cousin et gendre Ali, et les partisans de la cooptation par le conseil des anciens, selon la coutume tribale des Quraych. Ce sont ces derniers qui l'emportent dans un premier temps, en élisant Abou Bakr, proche compagnon et beau-père (il est le père d’Aïcha, l’épouse préférée du Prophète) du Prophète comme premier Calife ("khalifa : successeur du Prophète").

En 634, Omar Ibn Khattab, beau père du Prophète, est désigné par Abou Bakr comme son successeur. Il lance l’expansion de l’Islam vers la côte nord africaine, le Proche-Orient et monde indien. Il remporte de nombreuses victoires mais est assassiné en 644.

Le Conseil lui désigne comme successeur Othman Ibn Affan qui est à l’origine d’une véritable révolution en rassemblant par écrit les 114 sourates du Coran (version appelée "vulgate d'Othman"): cette version officielle est envoyée dans toutes les provinces conquises, et les versions concurrentes détruites.

Mais Othman est accusé de favoritisme envers sa famille notamment dans l'attribution des postes de gouverneur des provinces (il a entre autres nommé son cousin Mu'awiya gouverneur à Damas), et Ali (qui s'était montré critique envers la recension d'Othman) se fait le porte-parole des contestataires, tout en refusant le recours à la violence. En 656, Othman est assassiné, Ali est alors soupçonné d'être le commanditaire du meurtre. Il est tout de même désigné Calife mais sa légitimité est aussitôt contestée par le gouverneur de Damas, Mu'awiya, qui accuse Ali et ses partisans d’avoir fait tuer Othman.

A peine désigné, Ali se retrouve confronté à une révolte conduite par d'autres compagnons et, surtout, par Aïcha, l'épouse préférée du Prophète. Une rébellion écrasée lors de la bataille du Chameau, nommée ainsi car c'est sur cet animal que la veuve assiste à l'affrontement.

La guerre civile (appelée Fitna par les historiens musulmans) se poursuit par un nouvel affrontement en 657, cette fois à Siffin, entre les partisans d'Ali (chi'at Ali, chiites) et l'armée de Mu'awiya, le puissant gouverneur de Damas. Après des mois de combats, Ali accepte de négocier. Un compromis rejeté par une partie de ses troupes. Les mutins seront appelés plus tard les kharijites, "ceux qui sortent". Ali est tué par l'un d'eux en 661 et enterré à Nadjaf, en Irak. Mu'awiya en profite pour prendre le pouvoir califal. Il donne naissance à la première dynastie de l'islam : les Omeyyades, et déplace la capitale de l'empire de Médine à Damas.

Comme héritier, Mu'awiya impose son fils, Yazid Ier, rompant avec le système de cooptation. Hussein, le deuxième fils d'Ali, refuse de lui prêter allégeance. Il quitte La Mecque pour l'Irak, avec quelques dizaines de parents et de partisans. L'armée de Yazid l'assiège à Karbala et donne l'assaut à soixante contre un. Un massacre s'en suit. Hussein est décapité ; son corps, abandonné, sans sépulture. Il devient un martyr et un symbole pour les chiites, qui entreront en clandestinité (taqiyya, dissimulation religieuse), pour se protéger des nombreux épisodes de persécution de masse sous l'autorité califale sunnite Omeyyade, puis Abbasside.

Je ne vais pas m'étendre ici sur les divergences théologiques entre les branches sunnite et chiite et leurs nombreuses subdivision en écoles, courants, et sectes. Mais il est important de signaler que chaque faction a eu tendance, par la voix de ses membres les plus orthodoxes, à considérer sporadiquement l'autre comme "hérétique", voire à la frapper d'apostasie.

L’hégémonie sunnite s’établit jusqu’au Xe siècle, en s'appuyant sur le califat, instance suprême du politique comme du religieux, qui nomme les fonctionnaires et a pour mission d’interpréter et de faire respecter la Loi de Dieu. Le développement progressif de la jurisprudence musulmane va donner naissance à un corps de spécialistes, les oulémas, ne détenant pas en principe de pouvoir politique qui reste dévolu au Calife, contrairement au rôle de l'Imam pour les chiites, véritable intermédiaire entre Dieu et les hommes, interprète de sa Loi, et guide suprême de la communauté. L'institution de l’Imamat va progressivement se structurer sous forme de Clergé fortement hiérarchisé.

Issus de la branche religieuse chiite des ismaéliens, les Fatimides qui considèrent les Abbassides sunnites comme des usurpateurs établissent au Xème siècle leur califat au Maghreb, puis s'étend à l'Egypte jusqu'au XIIème siècle et à une partie de la Syrie, parvenant à concurrencer l'empire Abbasside.

Un tournant géopolitique intervient au début du XVIe siècle, avec la fondation de la dynastie Safavide en Perse qui instaure le chiisme duodécimain comme religion d'Etat. Un choix que de nombreux historiens considèrent comme très politique, pour mieux se démarquer des Ottomans sunnites, que le nouvel Etat Perse vient vite à combattre.

Le déclin de l'empire Ottoman et l'intervention grandissante des puissances occidentales au Moyen-Orient incitera cependant les deux branches à opérer des épisodes de rapprochements géopolitiques, par exemple lorsque les Ayatollahs de Perse répondent favorablement à l'appel au Djihad du Sultan Ottoman Mehmet II contre l'Allemagne au début de la Première Guerre Mondiale, ou lorsque le président Egyptien Gamal Abdel Nasser tente de se rapprocher du Chah d'Iran en faisant adopter en 1959 par les oulémas d'Al-Azhar le Jaafarisme, doctrine chiite, comme quatrième école juridique de l'islam sunnite.

Mais la Révolution Iranienne de 1979 va faire apparaître une fracture fondamentale entre la République Islamique Iranienne dont le chiisme est religion d'Etat, riche en pétrole et en gaz et ouvertement anti-américaine (pays qualifié de Grand Satan), et le Royaume Saoudien gardien de l'orthodoxie sunnite wahhabite, premier producteur de pétrole de la région et allié des américains depuis le Pacte du Quincy conclut en 1945.

S'estimant menacées, les monarchies du Golfe ont alors soutenu en 1980 –avec l'appui de l’Occident– l'invasion de l'Iran par l’Irak de Saddam Hussein. La guerre entre l’Irak et l’Iran a duré huit ans et fait plus d'un million de morts.

Comme chaque intervention occidentale depuis les accords franco-britanniques Sykes-Picot de 1916 qui ont redessiné la carte du Moyen-Orient, l'invasion américaine de l'Irak en 2003 a déclenché une nouvelle terrible guerre confessionnelle en transférant le pouvoir, détenu jusqu'alors par la minorité sunnite sous Saddam, aux chiites qui se lancèrent dans une implacable vengeance, contribuant à créer un Etat Islamique sunnite fanatisé (Daech) qui a profité de la guerre civile née du soulèvement populaire contre le régime de Bachar el Assad (qui appartient à un clan alaouite, secte chiite minoritaire) pour semer le chaos en Syrie.

Le conflit entre chiites et sunnite est désormais mondial, avec de multiples foyers sanglants en Syrie, en Irak, au Pakistan, en Afghanistan, en Inde, au Liban, au Yémen, à Bahreïn, et jusqu'en Chine, dans un terrible engrenage de haines politico-ethnico-confessionnelles, venant rappeler chaque jour depuis le premier meurtre de l'histoire selon les traditions biblique et coranique (rapportant que Caïn a tué son frère Abel par jalousie), que les haines fratricides sont les plus implacables.

Il va sans dire pour terminer cette longue litanie de confrontations que celui qui saura instaurer les conditions d'une paix durable entre sunnites et chiites, mériterait à plus d'un titre de recevoir le Prix Nobel de la Paix, car il rendrait un immense service à l'humanité entière, et pas seulement aux musulmans. L'espoir est permis en tout cas, la réconciliation des nations européennes après près de 2000 ans de conflits souvent motivés par les haines confessionnelles est là pour en témoigner.

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