mercredi 26 avril 2017

Pourquoi est-il si difficile de convaincre l'Autre ?

En ces temps tumultueux traversés par une radicalité multi-forme que le monde n'avait pas connu depuis la grande confrontation idéologique Est-Ouest, une guerre de l'information d'une incroyable intensité s'est installée dans nos esprits comme champs de bataille, au point de créer de multiples lignes de démarcation entre franges de la population qui vivent dans des sphères de perception totalement disjointes.

Si la notion de Vérité et sa quête ont toujours fait phosphorer les plus grands philosophes, savants, écrivains, théologiens, mystiques et journalistes, la notion de fait est, elle, sans ambiguïté, du moins dans sa définition : "ce qui est connu comme certain", selon le Larousse.

Seulement voilà, et le fait n'est pas nouveau, nous faisons tous les jours le constat que les "faits connus comme certains", ne suffisent pas à changer la conviction intime de l'Autre, en particulier en matière de politique.

Si le discours politique s'est toujours appuyé sur la puissante arme de persuasion massive qu'est la rhétorique, celle-ci n'a jamais suffit à changer la totalité des opinions politiques divergentes, combien même elle s'appuie sur des faits et des démonstrations rigoureusement exacts.

Avec la montée du populisme, des "faits alternatifs" et autres théories du complot comme outils de communication politique, des chercheurs du monde entier cherchent à mieux comprendre les mécanismes cognitifs qui voilent notre jugement et nous amènent à rejeter les faits qui vont à l'encontre de nos convictions.

Les recherches récentes en sciences cognitives, psychologie sociale et psychologie expérimentales semblent toutes désormais donner raison au grand philosophe des Lumières Écossaises, David Hume, qui considérait que la Raison est condamnée à rester l'esclave des Passions : le "logiciel" primaire de notre cerveau est d'abord intuitif, et non pas rationnel. De nombreuses expériences scientifiques exploitant des techniques très avancées d'IRM montrent que lorsqu'on nous pose des questions morales (comme celles qui font l'essence des sensibilités politiques : qu'est-ce qui est juste/injuste, acceptable/inacceptable, désirable/répulsif etc..), les zones de notre cerveau responsables de émotions s'activent en premier et répondent très vite, alors que celles responsables du raisonnement ne s'activent que lorsque nous sommes amenés à justifier notre réponse.

Le problème en matière de sensibilité politique n'est pas que les gens ne raisonnent pas : ils le font, mais seulement pour justifier leur croyance. Dans ce domaine en particulier, notre raison ne fonctionne pas comme un "juge impartial" pensant objectivement chaque argument, mais comme "un attaché de presse" communiquant et justifiant notre opinion, formée préalablement à l'exercice de la raison.

Les psychologues appellent dissonance cognitive le phénomène d'inconfort ressenti lorsque nous sommes mis devant des faits qui vont à l'encontre de nos croyances. Les deux psychologues sociaux Carol Tavris et Elliot Aronson ont en particulier documenté des milliers d'expériences démontrant comment les gens déforment et sélectionnent les faits pour les adapter à leurs croyances préexistantes et réduire leur dissonance cognitive.

Dans une autre série d'expériences, deux autres psychologues de Dartmouth College et de l'Université d'Exeter, ont identifié un second mécanisme cognitif, connexe, qu'ils ont nommé « effet rebond » ( backfire effect) : corriger les erreurs factuelles liées aux croyances d’une personne n’est pas seulement inefficace, mais cela renforce encore plus ses croyances erronées, car « cela menace sa vision du monde ou l’idée qu’elle se fait d’elle-même ». Les sujets d’une expérience recevaient par exemple des articles de presse fictifs qui confirmaient des idées fausses répandues, comme la présence d’armes de destruction massive en Irak. Puis on donnait aux participants un article qui démontrait qu’aucune arme de destruction massive n’avait été trouvée. Résultat : les sujets d’orientation libérale qui étaient opposés à la guerre ont accepté le nouvel article et rejeté les anciens, alors que les conservateurs qui soutenaient la guerre ont fait le contraire. Pire, ils ont déclaré être encore plus convaincus de l’existence d’armes de destruction massive après avoir lu l’article montrant qu’il n’y en avait pas, au motif que cela prouvait seulement que Saddam Hussein les avait cachées ou détruites.

L'esprit partisan en politique, se définit en premier lieu par l'adhésion à un ensemble de valeurs morales caractéristiques d'une famille politique, valeurs pré-existantes à tout discours de justification qui se veut rationnel. Dans tous les systèmes politiques, les ultra-conservateurs se caractérisent pas exemple par l'exaltation de valeurs cardinales comme la foi, l'ordre, l'autorité, la rectitude. Les progressistes, par contraste, mettent d'abord en avant la compassion, la solidarité, le rejet de toute forme d'oppression. Une ligne de démarcation assez typique entre progressistes et conservateurs est par exemple ce que les sociologues appellent l'altruisme paroissial : les progressistes se sentent plus spontanément solidaires de groupes humains extérieurs à leur communauté sociale et géographique (ils se mobilisent par exemple pour sauver le Darfour, ), là où la solidarité naturelle des conservateurs va aller d'abord à leur communauté : famille, paroisse, village/quartier/ville. 

En clair, l'encrage de nos convictions politiques dans notre système de valeurs morales les rend peu perméables à la raison, ce qui donne malheureusement un avantage aux discours politiques s'adressant à nos valeurs, suscitant une forte réaction émotionnelle, par rapport à ceux s'adressant à notre raison. Les mouvements populistes l'ont bien compris, en calibrant leur discours pour atteindre nos émotions négatives (peur, confusion, colère, etc). 

Contrer le populisme ne passe par conséquent pas par un contre discours rationaliste, mais bien par une lutte à armes égales : celles d'un discours engageant en premier lieu les intuitions morales de l'autre, que sa raison ne fait que justifier.

Mais comment éviter une guerre perpétuelle des valeurs, si la rationalité ne peut les rapprocher ? A mon sens, le philosophe Edgar Morin apporte une piste intéressante : en cultivant dans l'éducation de nos enfants une valeur fondamentale : l'éthique de la compréhension de l'altérité, c'est à dire, bien au-delà de la compréhension objective, la compréhension de l'intersubjectivité, qui nécessite ouverture, empathie, générosité. 

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