samedi 21 janvier 2017

Haro sur les élites : pourquoi la méritocratie a failli

Avec le puissant mouvement d'expansion du libéralisme qu'à connu le monde depuis la chute du mur de Berlin, la vague de critiques de plus en plus virulente des élites économiques, politiques et médiatiques mondialisées au sein des démocraties occidentales a subitement commencé à se transformer en tsunami mondial avec l'avènement du Brexit, l'élection de Trump, et la montée d'un "démagogisme" populiste dopé par le ressentiment anti-élites dans de nombreux pays européens.

La réaction des élites ainsi pointées du doigt oscille entre la perplexité et l'incompréhension la plus totale, à l'infantilisation des peuples en colère jugés incapables de comprendre et de choisir ce qui est bon pour eux en optant pour des démagogues irresponsables au dépend de leur pairs dûment diplômés et "forcément" plus dignes de confiance..

Leur perplexité est légitime : comment se fait-il qu'à une époque où la complexité du monde suggère de faire appel aux mieux diplômés, on confie les rênes du pouvoir à des spécimens dénigrant ouvertement les experts voire donnant dans le négationnisme de la Science. Et comment se fait-il que ceux-là même qui ont exprimé leur rage envers les élites se battent quotidiennement pour que leurs propres enfants reçoivent la meilleure instruction possible dans l'espoir de rejoindre la "caste" des diplômés des meilleures écoles ?

Comment se fait-il que la méritocratie basée sur la réussite scolaire, acceptée par tous comme étant la forme la moins injuste de sélection des élites, et préférée pour cela dans les pays démocratiques à d'autres formes de sélectivité en vigueur dans certaines sociétés (l'aristocratie, la gérontocratie, la ploutocratie, etc..) ?

Une oeuvre de fiction du sociologue et grand intellectuel anglais Michael Young, qui a contribué de façon décisive à la victoire du leader travailliste Clement Attlee face au conservateur Winston Churchill en 1945, apporte une réponse éclairante car prémonitoire sur ces lancinantes questions.

Dans sa fiction satirique "L’Ascension de la méritocratie" (1958), Michael Young avait décelé une tendance de fond à l’œuvre dans les sociétés occidentales : la tendance des élites à asseoir de plus en plus leur légitimité sur leur intelligence et leurs compétences. Or, cela ne les rendait ni moins arrogantes ni moins dominatrices, bien au contraire. A la fin de son livre, les masses, exaspérées par le mépris et l’autoritarisme de la Méritocratie, se révoltaient en l’an 2033

Son scepticisme concernant le fait d'une méritocratie intellectuelle induirait une véritable égalité des chances reposait sur l'intuition qu' « une société plus méritocratique ne connaît pas nécessairement une plus forte mobilité sociale » car, dit-il, « les élites cognitives ont une fâcheuse tendance à l’auto-reproduction ». Il avait pressenti que la méritocratie pouvait créer une société de gagnants arrogants, et de perdants perclus de ressentiment, notamment du fait que les gagnants se rendraient insupportables en martelant qu'ils ont réussi car ils auraient travaillé plus dur que les autres, qu'ils sont plus compétents car ils ont réussi des examens où les autres ont échoué; autrement dit que leur réussite est uniquement due à leurs qualités intrinsèques et aucunement à des conditions socio-économiques favorables et aux insidieux mécanismes de reproduction sociale.

En France, le système des concours, qui a des vertus démocratiques indéniables, est en même temps source d'un travers redoutable : il crée, chez ses bénéficiaires, un sentiment d'auto-justification indiscutable, en plus d'être facilement capté par les élites sociales en place. Il a fini par sécréter une nouvelle aristocratie politico-administrative, d'autant plus en porte-à-faux avec l'évolution de la société qu'elle est beaucoup trop homogène. Elle sort d'un très petit nombre de grandes écoles, ce qui préjudiciable à la diversité intellectuelle. Le Royaume-Uni, bien que ne pratiquant pas le système de concours, forme de la même façon ses élites dans un nombre encore plus restreint d'établissements, ce qui suscite un rejet grandissant des patentés "d'Oxbridge".

Ce système a en outre l'inconvénient d'être très malthusien. Il concerne au mieux quelques centaines de personnes par génération. L'étroitesse de ce vivier ne répond plus aux exigences d'un monde où, la légitimité n'étant jamais donnée d'avance, l'émulation sur une base large doit être la règle. Un monde où la multiplicité des possibles requiert la variété des expériences et des formations.

On peut aussi relever que paradoxalement, les élites méritocratiques sont dénigrées précisément pour les raisons mêmes dont elles s’enorgueillissent : elles sont cosmopolites, mobiles, et concentrées sur leurs objectifs malgré la pression populaire. Leur mobilité internationale, qu'elles voient elles-mêmes comme une validation de leurs compétences, est précisément une source de défiance car elles sont assimilées à des mercenaires qui n'hésiteraient pas à abandonner leurs responsabilités si les choses venaient à se gâter.

Le politologue Bulgare Ivan Krastev a également avancé une hypothèse intéressante : les démagogues populistes comme Trump ou Marine Le Pen gagnent grâce à leur promesse de loyauté inconditionnée à leur groupes sociaux de prédilection contrairement au "mercenariat" des élites traditionnelles. Ils font miroiter une "nationalisation" les élites dont les liens sociaux avec le peuple se sont distendus à cause de la mondialisation. Une récente étude de deux chercheurs de l'université Harvard va également dans ce sens : elle met en évidence le fait que les électeurs les moins éduqués tendant à voter pour les candidats les moins diplômés dans l'espoir qu'ils ne les trahiront pas.

Pour ma part je considère qu'il faut faire la part des choses et distinguer la critique objective et légitime, et l'opprobre jetée sans discernement sur toutes les têtes qui dépassent, la condamnation sans appel et les procès d'intention. Aussi talentueux et travailleur que l'on soit, et quel que soit le succès qui en résulte, il ne faut jamais se départir de l'humilité que dicte l'éthique de responsabilité. Car “l'humilité est le contrepoison de l'orgueil.”(Voltaire)

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