mardi 13 décembre 2016

Qu'est-ce qu'une société juste?

Après avoir avec -brièvement- abordé les questions des inégalités du système éducatif en France, et la révolte des peuples britannique et américain contre le sentiment d'être abandonnés sur le chemin de l'équité et du progrès par les élites, il me paraît opportun d'essayer de prendre un peu de recul face à au sentiment qui me paraît le mieux partagé par les laissés pour compte du système scolaire français d'une part, et les perdants anglais et américains de la mondialisation : l'injustice sociale.

Le thème de la justice sociale me paraît d'autant plus pertinent à aborder à l'approche d'importantes élections en France et en Allemagne, où ce thème fera sans doute l'objet d'âpres débats. Il se cache en effet souvent derrière un vaste registre de propositions politiques pouvant sembler de prime abord purement "techniques" : réforme de la fiscalité, revenu universel, réduction des déficits publics, réforme de l'école, du système de santé, accueil des migrants, aménagement urbain, soutien à l'agriculture, transformation numérique et précarisation du travail, et j'en passe..

Chaque prétendant ira de ses propositions sensées restaurer la justice sociale, ou du moins l'idée qu'il s'en fait selon sa sensibilité politique. Si l'on peut se féliciter dans les sociétés démocratiques que la question de la justice sociale soit devenue si centrale dans le débat politique, il me paraît utile d'essayer de comprendre ce que recouvre cette notion, afin qu'en tant que citoyen chacun puisse choisir parmi les propositions politiques qui lui seront proposées celles qui s'accordent le mieux avec ses valeurs, en s'étant efforcé de comprendre ce qui sous-tend dans la théorie telle ou telle proposition, et ainsi mieux comprendre pourquoi elle lui semble séduisante.

Ma dernière dissertation philosophique étant désormais très lointaine et n'étant pas du tout un spécialiste des sciences sociales, ce billet n'a aucune autre prétention que de partager le fruit d'un modeste mais réel effort personnel (qui passe essentiellement par la lecture) de comprendre les grands courants d'idées qui à travers les âges n'ont cessé de questionner cette très ancienne question : qu'est-ce qu'une société juste? A notre époque moderne, cette question connaît des ramifications infinies : politique, économie, fiscalité, aménagement urbain, accès aux soins, entreprise, mondialisation, transferts générationnels, etc..

Force est de constater que bien que la préoccupation de justice soit largement répandue au sein de la société, elle n'est pas pour autant un facteur de concorde, mais plutôt de division.

Et pour cause : si la notion d'égalité est assez intuitive d'un point de vue juridique, elle l'est beaucoup moins d'un point de vue social : déterminer ce qui est juste ou injuste socialement nécessite de définir d'abord clairement la limite entre la liberté individuelle (une société juste ne peut se fonder que sur la défense de cette liberté ) et l'égalité entre tous (car l'exigence de justice sociale est d'abord une exigence d'égalité).

Or, si le critère d'égalité juridique fait consensus, les sociétés humaines d'en doivent pas moins composer avec les inégalités naturelles d'une part (handicap de naissance, constitution physique, talents, etc..), et les inégalités économiques et de position sociale (ce que l'on peut appeler la condition sociale).

Les questions fondamentales qui se posent alors : comment la société doit-elle prendre en compte les inégalités naturelles ? Constituent-elles une négation de l’idée de justice sociale, et la société doit-elle les combattre, ou bien toute tentative en ce sens doit-il être considérée comme une limitation à la liberté individuelle de jouir de son talent différenciant (mais alors comment définir et mesurer le "mérite individuel") ? Et les inégalités de conditions sociales sont-elles les conditions de l’injustice que toute société devraient viser à réparer ? faut-il chercher à égaliser les ressources matérielles?

Selon le philosophe Ecossais David Hume, non seulement on ne peut pas instaurer une égalité parfaite entre les hommes, mais si on tentait de le faire, cela aura des conséquences politiques et économiques négatives. Ses arguments sont les suivants :

  • L’égalité parfaite est impossible. Les hommes sont naturellement inégaux, du fait de leurs qualités personnelles différentes : ils n’ont pas les mêmes compétences, ni le même goût pour le travail. À supposer qu’ils aient les mêmes possessions initialement, des inégalités apparaîtront nécessairement au cours du temps.
  • L’égalité parfaite est contre-productive. L’égalitarisme conduit, malgré lui, non pas à éradiquer la pauvreté, mais à la propager, ce qui est paradoxal. L’égalité parfaite, si elle existait, créerait un nivellement vers le bas. On aurait une société homogène qui ne travaille pas, qui ne crée aucune richesse, et donc n’évolue pas. Les ressources globales ayant diminué, la pauvreté se généralise.
  • L’égalité parfaite est une menace pour la liberté. Si l’égalité parfaite existait, elle supposerait un contrôle permanent des individus, pour éliminer la moindre inégalité entre eux. Il faudrait donc instituer un pouvoir fort, autoritaire, capable de contrôler les individus dans leurs moindres faits et gestes, pour les soumettre à une norme identique pour tous.
  • La recherche de l’égalité parfaite aboutit à une contradiction. Hume remarque enfin qu’un tel pouvoir serait, non seulement ruineux pour les libertés individuelles, mais contradictoire, car il créerait, au nom de l’égalité, une inégalité majeure entre les citoyens. Il faut, en effet, que certains aient le pouvoir de contrôler les autres.
Ce à quoi Rousseau répond qu'il ne s’agit pas d’instaurer une « égalité parfaite » qui uniformiserait la société, mais de limiter par les lois, autant que possible, les inégalités, car sans une certaine égalité, « la liberté ne peut subsister ». De quelle égalité s’agit-il ?  L’égalité à promouvoir est d’abord juridique et politique. Pour Rousseau, comme pour les démocrates athéniens, égalité et liberté sont inséparables. Mais il ne faut pas non plus négliger les conditions matérielles. Si un individu n’a rien, comment pourrait-il être libre ? Il a beau avoir les mêmes droits que les autres : il devra « se vendre » pour survivre. Pour Rousseau, Il s’agit, non pas d’uniformiser, mais de rapprocher les « degrés extrêmes » pour éviter une domination des plus riches sur les plus pauvres (état de tyrannie). 

Mais alors, comment empêcher que les inégalités économiques se creusent? Est-ce à l'Etat d'intervenir pour redistribuer les richesses? Est-il légitime de taxer les riches pour donner aux pauvres? C'est là où deux camps philosophiques et politiques principaux s'affrontent : 
  • Les sociaux-démocrates : Ils estiment qu'il faut lutter contre les inégalités parce que la plupart sont injustes. ils postulent que le sort des individus n’est pas déterminé seulement par leur travail ou par leur mérite, mais avant tout par leur naissance : c'est ce qu'ils appellent le déterminisme social. Pour le combattre, les plus radicaux visent à égaliser les fortunes, et les plus modérés, à égaliser au moins les chances de réussite des individus.
  • les libéraux : ils considèrent que les inégalités sont justes lorsqu'elles sont le résultat d’une concurrence loyale. Or, le hasard social fait que certains partent avec des avantages indus. Ils admettent qu'il faut donc neutraliser l’impact de l’origine sociale : à talents équivalents, les individus doivent pouvoir atteindre des positions équivalentes, selon leur principe d'efficacité : l’égalité des chances rend la société non seulement plus juste, mais aussi plus efficace. Elle permet de placer aux postes les plus importants les hommes les plus compétents
La réponse du grand théoricien contemporain de la justice John Rawls, tente de concilier les deux points de vue, tout en s'attachant à définir plus rigoureusement les "principes de justice" fondant une société juste (qui par définition ne sacrifierait ni les pauvres -reproche qu'il fait aux libéraux- ni les riches -reproche qu'il fait aux sociaux-démocrates).

Rawls s'inscrit dans la lignée de Kant, mais refuse l’utilitarisme : tous les êtres humains sont des personnes dignes de respect. et il faut les traiter comme une fin, et non comme moyen. Il constate cependant que les hommes divergent de façon irréconciliable sur la nature du juste et de l’injuste, car ils sont toujours partiaux (cad que leur réponse dépend de leur intérêts et idéaux individuels). Il propose, partant de là, une méthode théorique pour découvrir les « principes de justice », en faisant abstraction des intérêts personnels des uns et des autres. Il recourt pour cela à une fiction théorique : "la position originelle"
1. Les individus sont placés derrière un « voile d’ignorance » : ils ignorent chacun leur situation sociale et leurs intérêts individuels. 
2. Puisque les individus sont égaux dans l’ignorance de leurs intérêts individuels, et face à l’incertitude, la situation est « équitable » . 
3. Les principes choisis par les individus, dans une telle situation, seront donc justes (moyennant un présupposé de rationalité individuelle). 

Selon Rawls, des individus rationnels, face à l’incertitude, adopteraient finalement la même stratégie : celle du « MAXIMIN ». Elle consiste à maximiser ce qu’on obtient dans la position minimale, c’est-à-dire la plus défavorable. Les « principes de justice » établis dans la « position originelle » veilleront donc à ce que les individus frappés par la malchance puissent néanmoins trouver leur situation acceptable.

Cet idéal théorique d'élaboration des principes de justice sociale n'est bien entendu pas applicable. Dans la réalité, un des problèmes pratiques les plus difficiles à surmonter est d'arriver à mesurer précisément le mérite individuel de chacun, en particulier dans une configuration sociale où personne ne travaille seul sans contribution des autres (d'où la récurrence du débat sur la rémunération des grands patrons par ex..)

En résumé, si la notion d’égalité est problématique, c’est parce qu’elle est ambiguë. Elle peut se décliner à différents niveaux : 1) au niveau moral (égalité des personnes) 2) au niveau juridique (égalité devant la loi) 3) au niveau politique (égalité dans l’exercice du pouvoir) 4) au niveau économique et social (égalité des chances, égalité des ressources matérielles). 

Cette problématique devient encore plus complexe lorsqu'on la pose non pas au niveau d'une société nationale, mais à l'échelle de l'ensemble des sociétés humaines (inégalités nord-sud,etc..)

On peut débattre pour savoir quels "indicateurs" il faut égaliser, et jusqu’où il faut aller dans l’égalisation. Une « égalité parfaite » n’est, en tout cas, ni possible ni souhaitable. Il n’en reste pas moins qu’une société qui comporte de fortes inégalités est précaire, d’autant plus si celles-ci sont perçues comme injustes. Le sentiment de justice est le véritable ciment de la société démocratique. Les récentes "révoltes démocratiques" au UK et aux USA viennent le rappeler avec fracas.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire