Cryptomonnaies : révolution monétaire ou mirage spéculatif ?

En à peine une décennie, les cryptomonnaies ont fait irruption dans le paysage financier mondial, bouleversant les certitudes et divisant experts comme investisseurs. Nées dans la défiance absolue envers les banques centrales et le système financier traditionnel, elles sont aujourd’hui courtisées par les mêmes institutions qui les méprisaient hier. Derrière ce paradoxe, se cache un débat clivant : les cryptos sont-elles une révolution durable ou une bulle spéculative destinée à éclater tôt ou tard ?

Une idéologie forgée en réponse aux crises financières à répétition

Le Bitcoin, ancêtre de toutes les cryptomonnaies, n’est pas qu’une innovation technique. Il est d’abord un manifeste. Créé dans la foulée de la crise financière de 2008, il incarne une révolte contre les excès bancaires et la création monétaire illimitée des banques centrales. Son premier bloc contient un message explicite : « Chancellor on brink of second bailout for banks ». Le ton est donné.

Inspirée par les mouvements cypherpunk et l’école autrichienne d’économie, cette vision rejette le monopole étatique sur la monnaie. Elle propose un système où la confiance repose sur le code, non sur les institutions. Son plafond de 21 millions d’unités est une réponse frontale aux politiques inflationnistes. Le Bitcoin veut s’impose comme l’« or numérique ».

Mais cette idéologie s’est complexifiée. Des États autoritaires utilisent désormais la blockchain pour surveiller les flux financiers. Des cryptomonnaies d’État (comme le yuan numérique) incarnent une centralisation technologique paradoxale.

Banques centrales : entre défi et adaptation

Les cryptomonnaies remettent en cause le rôle des banques centrales. En échappant à leur contrôle, elles menacent leur capacité à réguler l’inflation, stabiliser les marchés et piloter la masse monétaire.

La réponse ? Un contre-feu : les CBDC (Central Bank Digital Currencies). Plus de 130 pays explorent ou testent des monnaies numériques souveraines. La Chine, l’Europe, les États-Unis et même des pays africains comme le Nigeria avancent sur ce terrain.

Les banques centrales cherchent à reprendre la main, en combinant les avantages de la blockchain (traçabilité, rapidité, coût réduit) avec le contrôle institutionnel. Mais la régulation reste fragmentée, et les cryptomonnaies privées continuent de croître.

Pourquoi Wall Street a retourné sa veste

Longtemps hostiles, les grandes institutions financières ont changé de cap. En 2025, plus d’un million de bitcoins sont détenus par des entreprises, dont 725 000 par des sociétés cotées.

Des géants comme JPMorgan, Fidelity, BlackRock ou Goldman Sachs proposent désormais des ETF Bitcoin, des services de paiement en crypto, ou des fonds adossés à des actifs numériques. Le volume annuel des échanges crypto aux États-Unis dépasse 4 460 milliards de dollars.

Pourquoi ce revirement ? 

En premier lieu, il y a eu la pression des clients : les investisseurs institutionnels et particuliers veulent leur part du gâteau. Les banques suivent la demande. 

Ensuite, la soif de rendement : dans un monde de taux zéro, les cryptos sont apparues comme une oasis spéculative.

S'ajoute à cela, le potentiel économique de la Blockchain : au-delà du Bitcoin, la technologie séduit par ses promesses de transparence et d’efficacité. Les « smart contracts » et la finance décentralisée sont explorés par de nombreux acteurs.

Enfin, la recherche de diversification : certains y voient un actif de couverture (mais gare à sa forte corrélation avec les actions technologiques).

La finance traditionnelle ne combat plus la crypto : elle l’intègre. Là où il y a un marché, Wall Street n’est jamais loin.

L’attractivité peut-elle durer ?

La question n’est pas de savoir si les cryptos séduisent — elles le font — mais si cette séduction peut tenir dans la durée.

Leur viabilité dépendra de la capacité de l'écosystème à générer des solutions acceptables à quatre problématiques majeures :

  • Une volatilité démesurée : le Bitcoin peut doubler ou diviser sa valeur par deux en quelques mois. Difficile d’imaginer une monnaie du quotidien dans ces conditions.
  • Un coût écologique massif : la preuve de travail engloutit des quantités d’énergie colossales. Ethereum a amorcé un virage vers des mécanismes plus sobres, mais le problème reste entier.
  • La régulation à l’horizon : l’Europe a dégainé son cadre MiCA, les États-Unis encadrent les stablecoins. Une régulation qui pourrait à la fois donner de la légitimité et rogner sur la promesse de liberté initiale.
  • Une adoption encore marginale : malgré l’effet de mode, payer son café en Bitcoin reste l’exception. Aujourd’hui, l’usage est surtout spéculatif.

Et pourtant, les chiffres donnent le vertige. En 2013, l’ensemble des cryptos représentaient moins de 1,5 milliard de dollars de capitalisation. En décembre 2017, au pic de la première grande bulle, ce chiffre atteignait environ 830 milliards. Début 2021, dopé par l’entrée des investisseurs institutionnels, le marché a franchi la barre symbolique des 3 000 milliards de dollars, avant de retomber autour de 1 000 milliards en 2022. En 2023-2024, le marché oscille à nouveau autour de 1 200 à 1 500 milliards, preuve d’une résilience malgré une volatilité extrême.

Pour mettre ces montants en perspective : la valeur totale de l’or détenu dans le monde est estimée à environ 12 000 milliards de dollars. Autrement dit, l’ensemble des cryptos pèse aujourd’hui à peine un dixième de l’or, alors même qu’elles prétendent parfois le concurrencer comme réserve de valeur. La comparaison souligne à la fois l’ampleur du chemin restant à parcourir et le potentiel d’expansion qui alimente l’appétit des investisseurs. Jamais une classe d’actifs aussi jeune n’avait connu une telle explosion en si peu de temps.

Du point de vue de la volatilité, l'or présente une stabilité relative avec des fluctuations annuelles typiques de 15-25%, tandis que Bitcoin affiche une volatilité trois à quatre fois supérieure. Cette différence reflète la maturité respective de ces marchés et leur profondeur de liquidité. L'or bénéficie d'une reconnaissance millénaire et d'une acceptation universelle que les cryptomonnaies n'ont pas encore atteinte. Cette légitimité historique constitue un avantage durable, particulièrement en période de crise systémique.

Qu'en pensent les grands noms de l'économie et de la finance ?

Warren Buffett, le « sage d’Omaha » n’a jamais caché son scepticisme. Pour Buffett, le Bitcoin est une « illusion », un actif « sans valeur intrinsèque », voire un « poison pour les rats, au carré ». Il a répété à plusieurs reprises que les cryptomonnaies « finiront mal », refusant catégoriquement d’inclure le Bitcoin dans le portefeuille de Berkshire Hathaway. Mais le fond a néanmoins investi plus d’un milliard dans Nubank, exposée aux cryptos.

Le fondateur de Bridgewater Associates, Ray Dalio reconnaît les faiblesses du Bitcoin mais lui accorde un rôle potentiel comme valeur refuge alternative et une protection contre l'inflation. Il recommande d’en détenir une part modérée dans un portefeuille diversifié.  Dalio possède lui-même « un peu de Bitcoin », tout en préférant l’or, qu’il juge plus stable.

Après avoir qualifié le Bitcoin de « fraude », de « schéma de Ponzi » ou encore de « pire que la tulipomanie »  le PDG de JPMorgan, Jamie Dimon, propose désormais des produits crypto à ses clients.

Parmi les économistes, Nouriel Roubini fustige une bulle toxique, tandis que Paul Krugman et Joseph Stiglitz dénoncent respectivement une « bulle auto-entretenue » et un "outil pour contourner la loi". Eugene Fama, lui, prédit que le Bitcoin tombera à zéro, tandis que Jean Tirole, juge que le Bitcoin est « une folie totale »

Ponzi ou nouvelle classe d’actifs ?

La comparaison revient sans cesse : le Bitcoin serait-il un Ponzi planétaire ?

Certains projets crypto ont été, incontestablement, de véritables schémas de Ponzi : BitConnect, OneCoin, PlusToken ont escroqué des milliards. Mais peut-on en dire autant du Bitcoin ou de l’Ethereum ?

Oui, disent certains : pas de valeur intrinsèque, une logique d’acheteurs qui financent les vendeurs, une dépendance à la spéculation.

Non, rétorquent d’autres : il n’y a pas d’organisateur central, pas de promesse de rendement. Le marché est libre, comme celui de l’art ou de l’or.

Au-delà du Bitcoin : des projets comme Ethereum créent de véritables usages -Smart contracts, finance décentralisée, NFT. Ce n’est plus seulement de la spéculation, mais une "infrastructure" potentielle.

La vérité est probablement entre les deux : beaucoup de cryptos disparaîtront, mais quelques-unes pourraient s’imposer comme composante pérenne du futur financier.

Rien n'est écrit d'avance

Les cryptomonnaies sont nées d’un cri de révolte contre l’ordre monétaire établi. Mais ironiquement : elles sont aujourd’hui courtisées par les mêmes institutions qu’elles voulaient abolir. 

Leur avenir dépendra de leur capacité à s’intégrer dans des cadres réglementaires cohérents, de répondre aux enjeux environnementaux, et surtout, d'offrir une utilité réelle, au-delà de la spéculation.

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Références

Nakamoto, S. (2008). Bitcoin: A Peer-to-Peer Electronic Cash System.

Bank of International Settlements (BIS). (2021). Central Bank Digital Currencies: Foundational Principles and Core Features.

European Central Bank (2020). Report on a digital euro.

IMF (2022). Global Financial Stability Report.

Banque de France (2024), « Quel avenir pour le monde des crypto-actifs ? »

Chainalysis (2022). The 2022 Crypto Crime Report.

World Economic Forum (2021). Crypto, What Is It Good For? An Overview of Cryptocurrency Use Cases.

Gandal, N., Hamrick, J., Moore, T., & Oberman, T. (2018). Price Manipulation in the Bitcoin Ecosystem. Journal of Monetary Economics.

Houben, R., & Snyers, A. (2018). Cryptocurrencies and blockchain. Legal context and implications for financial crime, money laundering and tax evasion. European Parliament.

Dalio, Ray. (2021). The Changing World Order.

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