Quand l’individu-roi détruit le commun
Le libéralisme est né d’un souffle magnifique : celui de l’émancipation. Dans l’Europe des Lumières, il arracha l’individu à la tutelle des rois et des clergés, lui donna droit à la raison, à la parole, à la liberté. Locke, Rousseau, Montesquieu, Kant… tous proclamaient la même foi dans l’autonomie humaine. C’était une révolution spirituelle autant que politique : désormais, l’Homme ne devait obéir qu’à lui-même, ou plus exactement, à sa conscience.
Deux siècles plus tard, cette promesse s’est retournée. L’autonomie s’est muée en indépendance radicale, la liberté en culte du « moi ». Tocqueville l’avait pressenti : dans les démocraties modernes, chacun risque de se replier dans sa sphère privée, indifférent au sort collectif. Ce glissement est devenu système. En se mariant au capitalisme consumériste, le libéralisme politique a engendré un individualisme sans frein, où l’émancipation n’est plus un moyen de construire ensemble, mais un droit d’exister seul.
Aujourd’hui, « être soi » est devenu un impératif. Il faut se distinguer, se réaliser, se « gérer » comme une marque. Le marché n’a plus besoin d’imposer la conformité : il la produit à travers l’obsession de la singularité. Michel Clouscard l’avait bien vu : le capitalisme permissif a remplacé la morale par la jouissance, et la répression par la séduction.
Spécificité du "je" occidental
Le contraste avec d’autres aires culturelles est saisissant. En Asie de l’Est, l’individu s’inscrit dans un tissu de relations. La morale confucéenne repose sur l’harmonie sociale. En Afrique, la philosophie ubuntu affirme : « Je suis parce que nous sommes. » Dans le monde musulman, la umma -communauté des croyants- reste la matrice du lien social. L’Occident, lui, a fait du collectif un arrière-plan optionnel.
Mais cette différence s’estompe à mesure que le consumérisme s’universalise. Le smartphone est devenu l’étendard de cette mutation : outil d’hyperconnexion et miroir d’un narcissisme planétaire. Le selfie incarne la victoire du moi sur le monde. Partout, l’individu s’imagine libre, alors qu’il est captif d’algorithmes qui exploitent son besoin de se raconter.
Le test du COVID : la liberté contre le bien commun
La pandémie de COVID-19 a servi de révélateur brutal. Dans les sociétés où le collectif reste fort - Japon, Corée, Chine -, la discipline sanitaire fut largement intégrée : porter un masque, se confiner, se soumettre au suivi numérique n’étaient pas vécus comme des atteintes à la liberté, mais comme des gestes civiques. L’individu se reconnaissait partie d’un tout.
En Occident, la réaction fut tout autre. Le masque devint symbole d’oppression, le vaccin affaire de choix personnel, les restrictions une tyrannie. Le discours de la « liberté individuelle » prit le pas sur toute considération de solidarité. La liberté y est conçue comme absolue, détachée de tout lien. Résultat : les sociétés les plus individualistes furent aussi celles où la pandémie fit le plus de dégâts.
Là se lit une fracture anthropologique : certains peuples voient dans la contrainte collective la condition même de la liberté, d’autres y voient son abolition. Le libéralisme, en hypertrophiant le sujet, a fait oublier cette évidence : sans lien, la liberté se vide de sens.
La dérive individualiste traverse toutes les dimensions de la vie sociale
On se marie peu, on se marie tard, on fait moins d’enfants. Le couple, jadis idéal de stabilité, est devenu un contrat temporaire entre deux trajectoires individuelles. La peur de la dépendance remplace la promesse du partage.
Jamais les sociétés n’ont compté autant d’êtres seuls. L’hyperconnexion numérique masque un isolement massif. On interagit sans rencontrer, on communique sans écouter. La technologie n’a pas tissé le lien ; elle l’a fragmenté.
Le déclin des grandes religions n’a pas effacé la quête de sens, mais l’a disséminée. Chacun bricole sa foi : un peu de yoga, un soupçon d’énergie cosmique, une croyance en « l’univers ». Ce syncrétisme reflète le consumérisme spirituel : choisir son sacré comme on choisit une playlist.
L’État-providence a remplacé la charité du voisin par l’allocation. Ce fut un progrès, mais aussi une perte : la solidarité s’est bureaucratisée. On délègue le soin d’autrui à la machine administrative. La solidarité n’est plus un lien, mais un droit à percevoir.
Les grandes causes exigent une ferveur collective : climat, inégalités, démocratie. Or, la mobilisation s’est déplacée vers le symbolique. On signe des pétitions, on « like » des indignations. La citoyenneté s’est muée en gestuelle numérique. Comme l’écrivait Arendt, l’individu moderne préfère la sphère privée à la participation publique, et finit par se couper du monde commun.
Tout, désormais, est conçu pour flatter le moi : publicités personnalisées, contenus sur mesure, « expérience utilisateur » adaptée à votre profil. L’ultra-personnalisation est devenue la forme contemporaine du contrôle social. En vendant la différence, le marché fabrique une uniformité de désirs.
Symptôme plus insidieux encore : l’individualisme collectif. Chaque génération, chaque corporation, chaque groupe défend désormais ses acquis, souvent au détriment du bien commun. Les seniors s’arc-boutent sur leurs retraites, les jeunes refusent les compromis qu’exigerait la solidarité intergénérationnelle, les professions protégées bloquent toute réforme qui pourrait entamer leurs privilèges. Les intérêts particuliers se figent, les compromis deviennent impossibles. Le “nous” national se disloque en une mosaïque de lobbys défensifs. Dans cette société de droits sans devoirs, toute réforme d’intérêt général devient une agression. C’est la version collective du narcissisme : chacun pour soi, et le système pour personne.
Retisser le commun
Faut-il jeter le bébé libéral avec l’eau du bain individualiste ? Non. L’émancipation demeure une très belle conquête moderne. Mais elle doit se réconcilier avec le commun. Retisser le lien collectif sans renoncer à l’autonomie, voilà un défi majeur du XXIᵉ siècle.
La démocratie doit redevenir un espace d’action, pas seulement d’opinion. Assemblées citoyennes, coopératives locales, initiatives participatives : l’enjeu est de redonner chair au « nous ».
L’école valorise la réussite individuelle, rarement la coopération. Il faut enseigner la responsabilité, la discussion, la construction collective, non comme un supplément d’âme, mais comme compétence vitale.
La liberté économique doit être subordonnée à la cohésion sociale. Limiter la publicité, réguler la surexploitation attentionnelle, prioriser les biens communs (géographiques, informationnels, culturels, écologiques, numériques) sont des leviers possibles.
Mais surtout, les sociétés ont besoin de mythes fédérateurs. La refondation démocratique, l'apaisement des relations internationales, la régénération écologique pourraient devenir les nouvelles matrices du collectif.
Le triomphe de l’individualisme occidental est aussi son drame. L’homme moderne, libre de tout, ne sait plus à quoi se rattacher. Il s’épuise à « être soi », sans savoir à quel monde il appartient. L’isolement, la solitude, la dépression ne sont pas des accidents : ils sont les symptômes d’une société qui a confondu liberté et désaffiliation.
Revenir au collectif ne signifie pas abolir l’individu, mais le sauver. Comme l’écrivait Durkheim, « ce n’est qu’en société que l’homme devient pleinement homme ».
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Références
Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique
Émile Durkheim, Le suicide
Hannah Arendt, La condition de l’homme moderne
Michel Clouscard, Le capitalisme de la séduction
Pierre Rosanvallon, La société des égaux
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