Comprendre la montée des guerres culturelles : Histoire, morale et croyances
Depuis une quinzaine d’années, l’expression "culture wars" (guerres culturelles) s’est imposée dans l’espace public occidental, désignant une conflictualité diffuse mais persistante entre groupes sociaux aux visions du monde inconciliables. Ces affrontements idéologiques touchent des domaines aussi variés que les droits des minorités, l’égalité des sexes, l’écologie, la place de la religion, la liberté d’expression, ou encore les usages de la technologie. On les retrouve sur les réseaux sociaux, dans les urnes, dans la rue, mais aussi dans les arènes internationales, sous la forme d’un rejet des valeurs dites « occidentales » par de puissants ensembles civilisationnels concurrents (Russie, Chine, mondes musulman et africain).
Pour comprendre les racines profondes de cette intensification, il faut croiser plusieurs grilles de lecture issues de disciplines complémentaires : l’anthropologie historique (Graeber & Wengrow), la psychologie morale et évolutionniste (Haidt), la sociologie des croyances collectives (Bronner), mais aussi la science politique et la psychologie sociale. Ces approches convergent vers une explication : les guerres culturelles sont moins des dérives accidentelles que l’expression contemporaine de dynamiques humaines anciennes, liées à la différenciation identitaire, aux logiques morales fondamentales, et à la compétition pour le sens.
La schismogenèse comme moteur des différenciations collectives
Dans The Dawn of Everything (2021), David Graeber et David Wengrow réinterprètent l’histoire humaine en insistant sur le concept de schismogenèse, emprunté à l’anthropologue Gregory Bateson : un processus de différenciation réciproque et consciente entre groupes voisins. Deux collectifs culturellement proches accentuent progressivement leurs différences par effet miroir, souvent de manière antagoniste.
Graeber et Wengrow montrent que dans les sociétés préhistoriques et protohistoriques, les groupes humains ne se distinguaient pas seulement par contrainte écologique, mais aussi par choix politique et symbolique. Ainsi, certaines sociétés amérindiennes du nord-est adoptaient des structures égalitaires et participatives en contraste explicite avec leurs voisines hiérarchisées. De même, dans l’Europe préhistorique, des populations mettaient en place des institutions délibératives et saisonnières, en opposition avec d’autres qui optaient pour des chefferies héréditaires.
Ce mécanisme éclaire de manière saisissante les antagonismes contemporains. Le rejet de l’Occident par la Russie, la Chine, ou nombre de pays musulmans et africains s’inscrit dans cette logique. Le discours russe sur la « décadence morale » de l’Occident (libéralisme culturel, droits LGBTQ+, individualisme) est moins une réaction spontanée qu’une différenciation consciente : affirmer son identité politique et civilisationnelle par opposition à un voisin culturel puissant. De son côté, la Chine met en avant la stabilité, l’autorité et la continuité civilisationnelle contre l’« instabilité démocratique » occidentale. Le monde musulman, quant à lui, oppose régulièrement les valeurs de piété, de modestie et de cohésion communautaire à l’athéisme perçu et à l’hyper-individualisme occidental.
La schismogenèse n’est donc pas un accident de l’histoire contemporaine : elle est un mécanisme anthropologique récurrent. Dans un monde globalisé où les modèles circulent instantanément, les dynamiques de différenciation s’accélèrent, se radicalisent et deviennent explosives.
Les fondements psychologiques de la division : la théorie des fondations morales
Jonathan Haidt, dans The Righteous Mind (2012), propose une théorie évolutionniste de la morale humaine. Selon lui, la morale se décompose en plusieurs fondations universelles :
- Le soin et la protection contre la souffrance
- L’équité et la réciprocité
- La loyauté envers le groupe
- Le respect de l’autorité
- La pureté et la sanctité
- La liberté contre l’oppression
Les individus et les cultures privilégient certaines fondations plus que d’autres. Ainsi, les libéraux occidentaux mettent surtout l’accent sur le soin, l’équité et la liberté individuelle, tandis que les conservateurs valorisent davantage la loyauté, l’autorité et la pureté. Cette divergence explique la polarisation politique observée dans de nombreuses démocraties occidentales, à commencer par les États-Unis, mais aussi les conflits idéologiques internationaux.
Par exemple :
- Les débats sur l’avortement ou les droits LGBTQ+ mobilisent d’un côté la morale du soin et de la liberté, de l’autre celle de la pureté et de l’autorité religieuse.
- La confrontation Chine/Occident renvoie à une opposition entre valorisation occidentale de la liberté individuelle et valorisation chinoise de la cohésion collective et du respect hiérarchique.
- Le discours islamiste sur la décadence morale de l’Occident exprime une défense exacerbée de la pureté et de la loyauté communautaire.
Haidt montre ainsi que les culture wars ne reposent pas sur de simples malentendus, mais sur des intuitions morales profondes, héritées de l’évolution humaine, qui orientent différemment nos jugements et nos choix politiques.
La compétition pour l’attention à l'air des réseaux sociaux
Le sociologue Gérald Bronner, dans ses travaux sur la rationalité et les croyances collectives (La démocratie des crédules ; Apocalypse cognitive), insiste sur la manière dont l’espace cognitif humain est exploité par les récits, idéologies et croyances. Dans un univers saturé d’informations, les idées les plus attractives ne sont pas nécessairement les plus vraies, mais celles qui exploitent nos biais cognitifs : préférence pour le spectaculaire, l’indignation, le complot, le scandale moral.
Les réseaux sociaux, en amplifiant ce phénomène, favorisent la polarisation et la radicalisation. Chacun se retrouve piégé dans des « bulles cognitives » qui renforcent son système de croyances. Les culture wars prospèrent dans cet environnement : la croyance que « l’Occident veut imposer son idéologie », que « les élites mentent », ou que « les valeurs traditionnelles sont menacées » se répand avec une viralité accrue.
Bronner explique aussi pourquoi les fake news et les récits simplistes prospèrent : ils offrent une lisibilité morale immédiate, là où les faits nuancés demandent un effort cognitif. Or, les affrontements idéologiques actuels jouent précisément sur ce ressort : réduire la complexité du monde à un combat du Bien contre le Mal, mobiliser l’émotion avant la raison.
Une perspective anthropologique et sociologique : les « guerres de sens »
Si l’on combine les apports de Graeber, Haidt et Bronner, un tableau plus global émerge. Les culture wars ne sont pas de simples débats politiques : ce sont des guerres de sens, dans lesquelles s’affrontent des visions du monde incompatibles. Elles répondent à trois logiques profondes :
- La schismogenèse identitaire : différenciation consciente et antagoniste entre collectifs (Occident vs Russie/Chine/Islam, libéraux vs conservateurs).
- La divergence morale : hiérarchies différentes des fondations morales, rendant les arguments mutuellement inaudibles.
- La compétition cognitive : un marché saturé d’informations qui privilégie l’émotion, la radicalité et les croyances simplificatrices.
Ces guerres de sens traduisent aussi une angoisse face aux transformations globales (climat, IA, migrations, inégalités). Dans un monde en mutation rapide, les identités se rétractent, les récits simplificateurs gagnent du terrain, et les clivages s’exacerbent.
Exemples contemporains
- États-Unis : le mouvement Black Lives Matter et la contre-mobilisation autour du slogan All Lives Matter illustrent la schismogenèse interne à une même société. Les uns mettent en avant la fondation morale du soin et de l’équité, les autres celle de la loyauté nationale et du rejet d’un traitement jugé « particulariste ».
- France : les débats sur la laïcité et le voile musulman montrent la confrontation entre une logique d’universalité républicaine (loyauté à la nation, autorité de la loi) et une logique de reconnaissance identitaire (soin et liberté religieuse).
- Russie : la législation contre la « propagande LGBT » se présente comme un rempart contre une supposée contamination occidentale, affirmant un projet civilisationnel alternatif.
- Chine : le discours sur « l’harmonie sociale » et le rejet du pluralisme politique sont mis en avant comme une protection contre le chaos démocratique.
Ces exemples illustrent la combinaison des trois niveaux explicatifs : différenciation volontaire, divergence morale, et amplification cognitive.
Comprendre pour désamorcer ?
Les culture wars sont l’expression contemporaine d’une dynamique anthropologique ancienne : la nécessité pour les groupes humains de se définir par rapport à un Autre. Elles s’enracinent dans nos fondations morales divergentes et sont amplifiées par un marché cognitif qui privilégie l’indignation.
Peut-on les désamorcer ? La tâche est immense. Haidt suggère qu’il faut élargir notre compréhension des fondations morales pour mieux dialoguer avec ceux qui priorisent d’autres valeurs. Bronner plaide pour une éducation critique des citoyens afin de résister aux séductions cognitives des récits simplistes. Graeber et Wengrow, quant à eux, rappellent que les sociétés humaines ont toujours eu la capacité de se réinventer, en choisissant consciemment de nouvelles formes de coexistence.
L’avenir des démocraties et des relations internationales dépendra peut-être de notre capacité à transformer ces guerres de sens en dialogues de sens — un défi aussi ancien que l’Humanité, mais rendu urgent par l’interconnexion planétaire.
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Références
Graeber, David & Wengrow, David. The Dawn of Everything: A New History of Humanity.
Haidt, Jonathan : The Righteous Mind: Why Good People are Divided by Politics and Religion.
Bronner, Gérard : La démocratie des crédules; Apocalypse cognitive.
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