Avant la domination de l’homme par l’homme : l’Humanité égalitaire

Il est des récits qui pèsent lourd sur nos imaginaires collectifs. Parmi eux, celui de l’inéluctabilité de la domination, de la violence et des hiérarchies. L’histoire humaine, selon cette vision, serait une longue suite de luttes pour le pouvoir, marquée dès l’origine par la subjugation de l’Homme par l’Homme. Mais ce récit, qui a dominé nos représentations pendant des siècles, mérite aujourd’hui d’être revisité. Les travaux récents, en particulier ceux de David Graeber et David Wengrow dans The Dawn of Everything: A New History of Humanity (2021), invitent à repenser radicalement l’histoire longue des sociétés humaines et à déconstruire l’idée selon laquelle les inégalités sociales seraient inévitables ou « naturelles ».

Une humanité plus égalitaire qu’on ne le croit

Pendant la plus grande partie de son histoire, l’Humanité a vécu dans des sociétés égalitaristes. Si l’on songe que les Homo sapiens existent depuis environ 300 000 ans, et que l’agriculture n’a émergé qu’il y a 10 000 ans, alors l’échelle des temps nous rappelle une évidence : les formes d’organisation que nous considérons aujourd’hui comme « normales » – État centralisé, stratification sociale, pouvoir vertical – sont des inventions récentes. Elles ne constituent pas la règle, mais bien l’exception.

Les chasseurs-cueilleurs, qui représentent la quasi-totalité de l’expérience humaine, n’étaient pas ces êtres « primitifs » dominés par l’instinct de survie que décrivait une anthropologie évolutionniste dépassée. Au contraire, la recherche archéologique et ethnographique montre qu’ils pratiquaient une grande variété d’organisations sociales : parfois égalitaires, parfois plus hiérarchiques, mais souvent avec une flexibilité remarquable. Ainsi, les peuples des Plaines d’Amérique du Nord, comme les Lakota ou les Cheyenne, alternaient entre formes égalitaires de gouvernance pendant l’hiver et structures plus centralisées en période de chasse au bison. Les Wendat (Hurons) de la région des Grands Lacs au XVIIe siècle pratiquaient des formes de confédérations où l’autorité était largement délibérative et reposait sur le consensus. En Europe, les sociétés mésolithiques de Scandinavie (vers 8000-5000 av. J.-C.), illustrées par les sites de Vedbæk (Danemark) ou de Skateholm (Suède), témoignent de regroupements saisonniers où la hiérarchie restait temporaire et contextuelle. Même en Afrique australe, les San (Bushmen) ont longtemps incarné une organisation sociale égalitaire, où l’autorité était réversible et la liberté individuelle protégée par des mécanismes collectifs.

Les preuves archéologiques renforcent ces constats : le site de Çatal Höyük en Anatolie (VIIe millénaire av. J.-C.), avec ses habitations homogènes et sans centre politique ou religieux monumental, montre qu’une grande agglomération pouvait exister sans hiérarchie durable. Dans la vallée de la Loire, les alignements mégalithiques de Carnac (Ve millénaire av. J.-C.) traduisent une organisation collective de grande ampleur, sans trace d’élite centralisée. Quant aux sépultures de Sungir (Russie, environ 34 000 ans), elles révèlent une inégalité rituelle ponctuelle (des enfants enterrés avec de riches parures) mais qui ne semble pas s’être traduite en domination sociale généralisée.

En ce sens, la domination pérenne d’un groupe sur un autre, et a fortiori la consolidation de structures étatiques coercitives, apparaît comme une rupture relativement tardive.

Pourquoi les hiérarchies sont-elles apparues si tardivement ?

Les explications à l’émergence des hiérarchies sociales et politiques abondent, mais elles convergent autour de quelques grandes thèses.

  • L’hypothèse de l’agriculture : Longtemps, on a pensé que l’invention de l’agriculture avait mécaniquement conduit à l’inégalité : sédentarisation, surplus, stockage, accumulation, puis division du travail et apparition des élites. Or, Graeber et Wengrow montrent que cette séquence linéaire est trompeuse. De nombreuses sociétés agricoles ont longtemps conservé une organisation égalitaire, et certaines communautés de chasseurs-cueilleurs connaissaient déjà des inégalités marquées. Ce n’est donc pas l’agriculture en elle-même qui engendre la hiérarchie, mais son articulation avec des choix politiques et culturels spécifiques.
  • La gestion du surplus : Ce qui semble décisif n’est pas la production excédentaire en soi, mais le contrôle de ce surplus. Lorsque des individus ou des groupes ont réussi à monopoliser les lieux de stockage, les réseaux d’échange ou les ressources symboliques (rituels, savoirs, contacts commerciaux), ils ont pu transformer leur position en pouvoir durable. Ainsi, les temples sumériens ou les tombes monumentales de certaines élites néolithiques témoignent d’une captation du surplus pour légitimer une domination.
  • La concentration démographique : Dans les zones où la densité de population a augmenté – deltas fertiles, carrefours commerciaux, villes naissantes – les mécanismes horizontaux de régulation sociale sont devenus plus difficiles à maintenir. Pour résoudre les conflits, organiser la production et coordonner les échanges, des structures hiérarchiques ont parfois été instaurées. Mais il est crucial de souligner que la ville ne signifie pas toujours l’inégalité : Çatal Höyük, cité anatolienne du VIIe millénaire av. J.-C., montre une organisation urbaine sans palais ni temples dominants, où les habitations étaient étonnamment homogènes.
  • Les logiques de guerre et de prestige : Dans certains contextes, la compétition militaire ou symbolique a contribué à cristalliser des hiérarchies. Les « grands hommes » du Pacifique, étudiés par l’anthropologie, acquéraient du prestige non pas en accumulant pour eux-mêmes, mais en redistribuant des richesses lors de fêtes somptuaires. La guerre, en revanche, a souvent fourni aux chefs militaires une base de pouvoir durable, surtout lorsque les sociétés ont accepté de déléguer à ces figures le monopole de la violence.

La thèse de Graeber et Wengrow : la liberté comme fondement

Ce qui rend la thèse de Graeber et Wengrow particulièrement novatrice, c’est qu’elle refuse de voir dans l’inégalité une fatalité ou une conséquence mécanique d’innovations techniques. Les sociétés du passé ont expérimenté une incroyable variété de formes politiques, oscillant entre égalité et hiérarchie, centralisation et autonomie, autorité temporaire et structures durables. L’histoire humaine ressemble moins à une marche inévitable vers l’État qu’à une succession de choix collectifs.

Graeber et Wengrow identifient trois libertés fondamentales qui caractérisaient les sociétés égalitaires :

  • La liberté de se déplacer : changer de communauté si l’on n’était pas satisfait de son organisation.

  • La liberté de désobéir : refuser l’autorité, ou choisir de ne pas s’y soumettre.

  • La liberté de réinventer l’ordre social : expérimenter d’autres formes de vie collective.

Ces libertés, aujourd’hui largement perdues ou réduites, étaient centrales pour garantir que les hiérarchies ne se figent pas.

Et si l’Histoire était une leçon pour l’avenir ?

Si l’on admet que les sociétés humaines ont longtemps vécu sans hiérarchies durables et qu’elles ont pu inventer des organisations égalitaires sophistiquées, alors l’argument selon lequel les inégalités contemporaines seraient « naturelles » s’effondre. Au contraire, l’Histoire montre que l’égalité est possible, qu’elle a été la norme pendant des millénaires, et qu’elle peut redevenir une option pour l’avenir.

Cela ne signifie pas que nous pourrions revenir à la vie de chasseurs-cueilleurs, ni qu’il faille idéaliser les sociétés du passé. Mais cela implique de reconnaître que nos institutions actuelles ne sont pas le fruit d’une évolution inexorable : elles sont le produit de choix historiques contingents. Dès lors, il nous appartient de faire d’autres choix.

Pistes de refondation des sociétés modernes

À la lumière de ces enseignements, comment repenser nos sociétés contemporaines, marquées par des inégalités croissantes et des crises multiples ? Quelques pistes émergent :

  • Redonner du sens à la participation collective : Les sociétés du passé fonctionnaient souvent par assemblées, conseils ou délibérations collectives. Nos démocraties représentatives pourraient être enrichies par des dispositifs de démocratie directe, participative et délibérative.

  • Limiter la captation du surplus : Dans de nombreuses sociétés égalitaires, les mécanismes de redistribution empêchaient l’accumulation indéfinie de richesses par quelques individus. Nos sociétés pourraient s’inspirer de cette logique pour penser de nouveaux modes de taxation, de redistribution et de partage des ressources.
  • Valoriser la pluralité des modes de vie : Loin d’imposer une norme unique, les sociétés humaines ont toujours expérimenté des manières diverses d’habiter le monde. Cette pluralité devrait inspirer des politiques qui respectent et protègent la diversité culturelle, écologique et sociale.

  • Réhabiliter les libertés fondamentales identifiées par Graeber et Wengrow : la possibilité de se déplacer, de refuser et de réinventer. Dans un monde globalisé et interconnecté, ces libertés pourraient se traduire par le droit effectif à la mobilité, la garantie de contre-pouvoirs réels et la possibilité de créer des alternatives politiques et économiques.

Repenser l’inévitable

En contrepoint du récit d’une domination inévitable, l’histoire longue de l’Humanité nous montre que l’égalité n’est pas une utopie mais une réalité vécue par des générations entières. Les inégalités ne sont pas inscrites dans notre « nature », elles sont le résultat de choix historiques, de circonstances et de stratégies de pouvoir. Cela signifie que nous pouvons choisir autrement. Les travaux de Graeber et Wengrow ouvrent ainsi une brèche précieuse : celle d’imaginer une société où la coopération, l’égalité et l’inclusion ne seraient pas des exceptions mais des fondements.

Il nous appartient, aujourd’hui, de rouvrir ce champ des possibles.

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Références

Graeber, David & Wengrow, David. The Dawn of Everything: A New History of Humanity. 

Boehm, Christopher. Hierarchy in the Forest: The Evolution of Egalitarian Behavior. 

Scott, James C. Against the Grain: A Deep History of the Earliest States. 

Testart, Alain. Avant l’histoire: L’évolution des sociétés de Lascaux à Carnac. 

Wengrow, David. What Makes Civilization? The Ancient Near East and the Future of the West. 

Sahlins, Marshall. Stone Age Economics. 

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