La pensée managériale est-elle en faillite?
Regardons autour de nous : nous vivons dans un monde fait d'organisations. Nos entreprises, collectivités, administrations, associations, écoles, hôpitaux, casernes, instances internationales... ont ceci en commun qu'elles sont le terrain d'exercice du Management. Partout, avec constance, le management s'évertue à rationaliser, optimiser, organiser et contrôler les flux de ressources, de capital et surtout le travail humain, au point que nous pouvons considérer que le management est devenu le véritable sens commun de nos sociétés modernes.
Le management régit littéralement nos vies, et l'on ne peut que déplorer qu'il ne se passe pas un jour sans qu'un journal, magazine, livre, documentaire ou fait divers ne dénonce ses excès, ses vicissitudes, sa tyrannie individuelle ou collective, et parfois malheureusement ses tragédies humaines. Ce n'est pas dramatiser que d'affirmer que dans nos sociétés modernes, les organisations dysfonctionnelles ont une large part de responsabilité dans de nombreuses formes de souffrances humaines : stress et maladies professionnelles, dépression, burnout, mais aussi toutes sortes d'externalités négatives dues aux activités de ces organisations : faillite, pollution, catastrophes industrielles, corruption, aliénation ..
Comment en est-on arrivé là? Faisons d'abord un (très) rapide survol de l'histoire du management.
Rappelons pour commencer que l'Homme a toujours cherché à organiser le travail qui le fait subsister. Pendant des millénaires, l'essentiel de l'activité économique, l'agriculture, le commerce et la fabrication étaient des activités intégrées à la vie familiale de l'agriculteur, marchand ou artisan. Ce n’est qu’à la fin du quinzième siècle que Luca Pacioli, le père de la comptabilité moderne, a conseillé au marchand de ne pas mélanger les comptes de son ménage avec ceux de son commerce...
Lorsque la fabrique, la manufacture puis l'usine remplaça l'artisanat, le besoin d’augmenter la production, de standardiser la qualité mais surtout d'améliorer l'efficacité du processus de production a amené un ancien ouvrier, ayant décroché son diplôme d'ingénieur grâce à des cours du soir, Frederick Taylor à inventer le concept d'Organisation Scientifique du Travail, reposant sur la décomposition du travail en gestes élémentaires, chronométrés et organisés rationnellement pour former une chaîne de production, suivant des modes opératoires, protocoles et procédures « scientifiquement » établis par des ingénieurs. A la division horizontale du travail, conceptualisée par Adam Smith (les individus sont spécialisés sur des tâches spécifiques), s’ajoute donc la division verticale des tâches (chaque niveau de la hiérarchie a un rôle bien spécifique). Ce mode de fonctionnement, brillamment exploité par Henri Ford pour la production en masse de son Model-T, donna les résultats spectaculaires que l'on sait, mais au prix de la dépossession du travailleur de son processus de production, mise en scène dans "les temps modernes" de Charlie Chaplin; qui a parfaitement saisi cette cause profonde de souffrance au travail.
Un autre ingénieur, le français Henri Fayol, développa dans son ouvrage principal « Administration industrielle et générale » paru en 1916 des idées similaires mais ne s'est pas confiné comme Taylor à la fonction de production et proposa une approche globale de l'organisation de l'entreprise dans son ensemble en codifiant ses fonctions (Production/Technique, Commercial, Finance, Comptabilité, Sécurité et Administration, élaborant au passage une doctrine de la fonction de direction qu'il appelle Administration, devenue le "Management" lorsque le succès de son ouvrage atteint les USA. Manager consiste pour Fayol à planifier, organiser, coordonner, commander et contrôler, rôles exclusifs du seul manager, confinant le reste des travailleurs dans un strict rôle d'exécution.
Depuis, on compte une cinquantaine d’auteurs importants. N'en citer qu'une poignée ici est forcément subjectif (mais toute interprétation historique n'est-elle pas subjective?), mais mon propos ici étant de discuter du lien entre les théories du management et la souffrance observée dans les organisations, je me focalise sur les concepts qui à mon sens ont eu le plus d'impact sur le vécu au travail.
Je mentionnerai donc les fameuses Théorie X et Théorie Y de Douglas McGregor. Cet auteur a montré que « derrière chaque décision de commandement ou d'action, il y a des suppositions implicites sur la nature humaine et le comportement des hommes ». Les théories X et Y reposent chacune sur deux systèmes de valeurs distinctes : la théorie X repose sur le postulat selon lequel « l’individu moyen éprouve en général une aversion innée pour toute forme d’effort ou de responsabilité et en particulier pour le travail ». Il est improductif s'il n'est pas surveillé et ne travaille que sous la contrainte et le contrôle. Tandis que la théorie Y repose sur le postulat contraire selon lequel « l’effort physique et mental est aussi naturel aux humains que le repos ou les loisirs ». L’employé aime travailler, il a besoin d'autonomie, et sa créativité doit être libérée et suscitée.
Force est de constater que la pratique dominante du management s’inspire encore largement aujourd'hui des deux précurseurs Taylor et Fayol. On le voit bien, leurs théories s'inscrivent dans le contexte historique et sociétal de l'époque, où les valeurs prégnantes sont l’autorité, l’obéissance, la distinction des classes sociales. On est en plein dans le postulat fondant la Théorie X de McGregor. Or à l'heure où la génération des natifs du numérique arrive en masse, très attachés aux valeurs d'autonomie et d'accomplissement, ce postulat est de plus en plus contesté.
Tout comme le fait social précède souvent la loi, les évolutions sociétales précèdent souvent l'adaptation des organisations et de leurs méthodes de management. On observe justement un net regain d'intérêt tant chez les universitaires que les praticiens pour des concepts tels que "l'entreprise libérée", ou "l'holacratie" (ainsi que les premières critiques), réhabilitant le postulat de la Théorie Y. L'histoire de monde n'étant pas linéaire, les évolutions sociétales profondes et parfois brutales ont toujours favorisé l'effervescence intellectuelle pour repenser les modèles dominants. Je pense donc qu'on a tort de parler de faillite de la pensée managériale et qu'il est plus juste de parler de crise.
Mais plus encore que les théories du management et son outillage, je suis persuadé que c'est la culture d'une organisation qui est le premier facteur explicatif du degré de bien-être ou de mal-être de ses travailleurs car c'est cette culture qui légitime les méthodes de management employées. Or la culture d'une entreprise puise son essence dans la culture de son environnement social, avec souvent un temps de retard, accentué en période de crise. Gageons que ce retard a vocation à être comblé ou du moins considérablement réduit.
Le management régit littéralement nos vies, et l'on ne peut que déplorer qu'il ne se passe pas un jour sans qu'un journal, magazine, livre, documentaire ou fait divers ne dénonce ses excès, ses vicissitudes, sa tyrannie individuelle ou collective, et parfois malheureusement ses tragédies humaines. Ce n'est pas dramatiser que d'affirmer que dans nos sociétés modernes, les organisations dysfonctionnelles ont une large part de responsabilité dans de nombreuses formes de souffrances humaines : stress et maladies professionnelles, dépression, burnout, mais aussi toutes sortes d'externalités négatives dues aux activités de ces organisations : faillite, pollution, catastrophes industrielles, corruption, aliénation ..
Comment en est-on arrivé là? Faisons d'abord un (très) rapide survol de l'histoire du management.
Rappelons pour commencer que l'Homme a toujours cherché à organiser le travail qui le fait subsister. Pendant des millénaires, l'essentiel de l'activité économique, l'agriculture, le commerce et la fabrication étaient des activités intégrées à la vie familiale de l'agriculteur, marchand ou artisan. Ce n’est qu’à la fin du quinzième siècle que Luca Pacioli, le père de la comptabilité moderne, a conseillé au marchand de ne pas mélanger les comptes de son ménage avec ceux de son commerce...
Lorsque la fabrique, la manufacture puis l'usine remplaça l'artisanat, le besoin d’augmenter la production, de standardiser la qualité mais surtout d'améliorer l'efficacité du processus de production a amené un ancien ouvrier, ayant décroché son diplôme d'ingénieur grâce à des cours du soir, Frederick Taylor à inventer le concept d'Organisation Scientifique du Travail, reposant sur la décomposition du travail en gestes élémentaires, chronométrés et organisés rationnellement pour former une chaîne de production, suivant des modes opératoires, protocoles et procédures « scientifiquement » établis par des ingénieurs. A la division horizontale du travail, conceptualisée par Adam Smith (les individus sont spécialisés sur des tâches spécifiques), s’ajoute donc la division verticale des tâches (chaque niveau de la hiérarchie a un rôle bien spécifique). Ce mode de fonctionnement, brillamment exploité par Henri Ford pour la production en masse de son Model-T, donna les résultats spectaculaires que l'on sait, mais au prix de la dépossession du travailleur de son processus de production, mise en scène dans "les temps modernes" de Charlie Chaplin; qui a parfaitement saisi cette cause profonde de souffrance au travail.
Un autre ingénieur, le français Henri Fayol, développa dans son ouvrage principal « Administration industrielle et générale » paru en 1916 des idées similaires mais ne s'est pas confiné comme Taylor à la fonction de production et proposa une approche globale de l'organisation de l'entreprise dans son ensemble en codifiant ses fonctions (Production/Technique, Commercial, Finance, Comptabilité, Sécurité et Administration, élaborant au passage une doctrine de la fonction de direction qu'il appelle Administration, devenue le "Management" lorsque le succès de son ouvrage atteint les USA. Manager consiste pour Fayol à planifier, organiser, coordonner, commander et contrôler, rôles exclusifs du seul manager, confinant le reste des travailleurs dans un strict rôle d'exécution.
Depuis, on compte une cinquantaine d’auteurs importants. N'en citer qu'une poignée ici est forcément subjectif (mais toute interprétation historique n'est-elle pas subjective?), mais mon propos ici étant de discuter du lien entre les théories du management et la souffrance observée dans les organisations, je me focalise sur les concepts qui à mon sens ont eu le plus d'impact sur le vécu au travail.
Je mentionnerai donc les fameuses Théorie X et Théorie Y de Douglas McGregor. Cet auteur a montré que « derrière chaque décision de commandement ou d'action, il y a des suppositions implicites sur la nature humaine et le comportement des hommes ». Les théories X et Y reposent chacune sur deux systèmes de valeurs distinctes : la théorie X repose sur le postulat selon lequel « l’individu moyen éprouve en général une aversion innée pour toute forme d’effort ou de responsabilité et en particulier pour le travail ». Il est improductif s'il n'est pas surveillé et ne travaille que sous la contrainte et le contrôle. Tandis que la théorie Y repose sur le postulat contraire selon lequel « l’effort physique et mental est aussi naturel aux humains que le repos ou les loisirs ». L’employé aime travailler, il a besoin d'autonomie, et sa créativité doit être libérée et suscitée.
Force est de constater que la pratique dominante du management s’inspire encore largement aujourd'hui des deux précurseurs Taylor et Fayol. On le voit bien, leurs théories s'inscrivent dans le contexte historique et sociétal de l'époque, où les valeurs prégnantes sont l’autorité, l’obéissance, la distinction des classes sociales. On est en plein dans le postulat fondant la Théorie X de McGregor. Or à l'heure où la génération des natifs du numérique arrive en masse, très attachés aux valeurs d'autonomie et d'accomplissement, ce postulat est de plus en plus contesté.
Tout comme le fait social précède souvent la loi, les évolutions sociétales précèdent souvent l'adaptation des organisations et de leurs méthodes de management. On observe justement un net regain d'intérêt tant chez les universitaires que les praticiens pour des concepts tels que "l'entreprise libérée", ou "l'holacratie" (ainsi que les premières critiques), réhabilitant le postulat de la Théorie Y. L'histoire de monde n'étant pas linéaire, les évolutions sociétales profondes et parfois brutales ont toujours favorisé l'effervescence intellectuelle pour repenser les modèles dominants. Je pense donc qu'on a tort de parler de faillite de la pensée managériale et qu'il est plus juste de parler de crise.
Mais plus encore que les théories du management et son outillage, je suis persuadé que c'est la culture d'une organisation qui est le premier facteur explicatif du degré de bien-être ou de mal-être de ses travailleurs car c'est cette culture qui légitime les méthodes de management employées. Or la culture d'une entreprise puise son essence dans la culture de son environnement social, avec souvent un temps de retard, accentué en période de crise. Gageons que ce retard a vocation à être comblé ou du moins considérablement réduit.
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