L’empire des illusions : l’Amérique et la tentation éternelle de l’hégémonie

Il est des vérités que l’on préfère taire, ou du moins édulcorer derrière les habits flatteurs de la « démocratie » et des « droits de l’Homme ». Mais l’historien attentif, l’économiste rigoureux, le diplomate averti savent lire derrière les proclamations vertueuses des États-Unis les rouages d’une stratégie constante : l’expansion et la préservation d’une hégémonie mondiale, depuis 1945 jusqu’à nos jours, quels qu’en soient les coûts humains, financiers et politiques.

Noam Chomsky l’a montré avec une clarté glaçante : Washington n’entend pas seulement défendre ses intérêts, il veut empêcher toute puissance concurrente de contester son statut, fût-ce au prix d’un usage systématique de la force ou d’une instrumentalisation du droit international. Emmanuel Todd, dans Après l’Empire, avertissait dès 2002 : derrière l’apparente toute-puissance américaine se cache un système en crise, qui ne survit que par une fuite en avant militariste et idéologique.

La doctrine de la « Destinée manifeste » et ses avatars modernes

Dès le XIXe siècle, les États-Unis se sont autoproclamés porteurs d’une mission civilisatrice, justifiant leur expansion territoriale puis leur interventionnisme international par la fameuse « Destinée manifeste ». Après 1945, cette idéologie s’est muée en une volonté d’hégémonie mondiale, comme l’a démontré Noam Chomsky dans Dominer le monde ou sauver la planète ? : « Les États-Unis ont repris l’ancien rôle de la Grande-Bretagne en tant que première puissance hégémonique, avec une ambition sans précédent de remodeler le monde à leur image ».

L’impérialisme américain ne repose pas sur une colonisation classique, mais sur une influence systémique dans les sphères militaire, économique, culturelle et juridique. Dès 1945, les États-Unis ont mis en place un ordre mondial à leur avantage : Plan Marshall, accords de Bretton Woods, OTAN, ONU, FMI, Banque mondiale. Le dollar devient la monnaie de référence, les institutions internationales sont façonnées pour servir les intérêts américains, et le droit international devient un outil sélectif.

Michael Mann définit cet empire comme un système centralisé, maintenu par la contrainte, où les États-Unis dirigent les flux de ressources et les relations entre pays périphériques.

La guerre comme routine et instrument premier

Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, les interventions militaires américaines forment une litanie impressionnante : Corée, Vietnam, Irak, Afghanistan, Libye, sans oublier les innombrables opérations clandestines de la CIA en Amérique latine (Chili, Nicaragua, Guatemala), en Afrique (Congo, Libye) ou au Moyen-Orient (Iran). Selon des chercheurs de la Tufts University, les États-Unis ont mené plus de 400 interventions militaires depuis 1776, dont plus de la moitié après 1950, et pas moins de 251 depuis 1991 (il faut lire les chiffres sans ciller). Rarement dans l’Histoire une démocratie autoproclamée aura autant fait usage de la force armée hors de ses frontières.

L’Irak illustre ce modèle : en 2003, au nom d’armes de destruction massive jamais retrouvées, Washington a plongé la Mésopotamie dans le chaos. Le coût ? Plus de 3 000 milliards de dollars selon l’économiste Joseph Stiglitz, des centaines de milliers de morts et l’essor de l’État islamique. L’Afghanistan, vingt ans de présence militaire, s’achève sur une déroute spectaculaire et une société brisée.

Un empire en déclin ressemble toujours à un joueur compulsif : il mise encore plus fort à mesure qu’il perd.

Les ingérences, le droit, le commerce, la monnaie et la culture comme armes complémentaires

L’ingérence américaine a souvent consisté à renverser des gouvernements légitimes pour installer des régimes dociles. 

En Amérique latine, au Moyen-Orient, en Afrique, les États-Unis ont soutenu des dictatures (Pinochet, Shah d’Iran, Mobutu, etc.) ou des groupes rebelles (Contras au Nicaragua, mujahiddin en Afghanistan), tant que ces acteurs servaient leurs intérêts. Jean-Pierre Filiu, spécialiste du Moyen-Orient, a montré comment cette politique a alimenté le terrorisme et les conflits régionaux.

L’Amérique ne bombarde pas seulement : elle légifère, sanctionne, subventionne, séduit. Naomi Klein a montré comment le néolibéralisme s’est imposé sous le sceau des États-Unis à coups de "thérapie de choc", transformant des économies entières en marchés ouverts aux multinationales américaines au détriment des populations locales. Jeffrey Sachs, dans une perspective plus institutionnelle, a dénoncé l’usage coercitif de l’aide au développement et du FMI comme leviers de dépendance.

Quant au droit, il devient outil d’hégémonie : Washington se réserve le droit d’intervenir où bon lui semble, tout en refusant la compétence de la Cour pénale internationale pour ses propres soldats. Les guerres préventives, les détentions arbitraires (Guantanamo), les assassinats ciblés par drones, les sanctions unilatérales, sont autant de violations des normes qu’ils prétendent défendre. Comme le note Chomsky, « les États-Unis se sont arrogé le droit d’utiliser la violence pour atteindre leurs objectifs, tout en dénonçant les mêmes pratiques chez leurs adversaires ».

Le "soft power" culturel (Hollywood, Netflix, NBA, universités prestigieuses, ONG, Silicon Valley...) parachève l’ensemble : l’exportation massive de produits culturels, universitaires et numériques façonne les imaginaires et impose une norme américaine de la modernité.

Une addition colossale

Cette hégémonie a un prix, payé par le monde entier, mais n'épargnant pas le contribuable américain. Le Vietnam : environ 1 000 milliards actuels, pour une guerre perdue. L’Irak et l’Afghanistan : près de 8 000 milliards de dollars depuis 2001, selon le Costs of War Project de l'Université Brown.

À cela s’ajoute la facture future : les soins aux vétérans, les intérêts de la dette, l’entretien d’un complexe militaro-industriel hypertrophié. Le Pentagone, entre 2020 et 2024, a confié 2 400 milliards de dollars de contrats à Lockheed Martin, Raytheon, Boeing et autres géants de l'armement. Pendant ce temps, la diplomatie et l’aide humanitaire se partagent à peine 356 milliards, une disproportion qui dit tout des priorités stratégiques américaines.

La paix est un budget annexe, la guerre est une industrie nationale.

Les cicatrices laissées au monde

La rhétorique américaine de la liberté et de la démocratie s’accompagne quasi systématiquement d’un cortège inverse : instabilités politiques, guerres civiles, terrorisme, migrations massives. En Irak, en Libye, en Syrie, l’interventionnisme occidental a produit davantage de désintégration que d’institutions solides.

Sur le plan économique, l’imposition du modèle néolibéral a fragilisé des sociétés entières : privatisations forcées, ouverture brutale des marchés, dépendance aux capitaux étrangers. Sur le plan culturel, l’hégémonie hollywoodienne, numérique et médiatique uniformise les imaginaires, impose un ethos consumériste et individualiste, et réduit les marges de souveraineté des autres nations.

Mais l’histoire est dialectique : à chaque geste impérial répond une résistance. la Chine et la Russie contestent l’ordre américain, l’Amérique latine cherche des voies autonomes, l’Afrique s’émancipe partiellement de ses tutelles, et l'Europe a lancé des initiatives pour une défense européenne autonome.

L’hégémonie, loin de stabiliser le monde, le fragmente.

L’Europe, alliée ou vassale ?

Le cas européen est emblématique. Depuis 1945, le Vieux Continent vit sous un double parapluie : militaire, avec l’OTAN, et économique, avec le dollar comme monnaie de réserve mondiale. Cette dépendance a souvent pris des allures de vassalisation. L’alignement sur Washington lors des guerres du Golfe, en Irak ou plus récemment dans la confrontation avec la Russie, illustre cette incapacité chronique de l’Europe à définir une politique étrangère indépendante. Les sanctions dictées depuis Washington frappent parfois plus durement l’industrie européenne que celle des États-Unis, tandis que la fourniture de gaz liquéfié américain, vendu à prix fort après la guerre en Ukraine, rappelle que la solidarité transatlantique se confond souvent avec une relation commerciale asymétrique.

Pourtant, des voix se sont élevées - de Jacques Chirac à Jean-Pierre Chevènement, d’Emmanuel Macron à Josep Borrell - pour plaider en faveur d’une « autonomie stratégique européenne » : défense commune, diversification énergétique, monnaie plus souveraine, réindustrialisation et politique extérieure coordonnée. Sans ce sursaut, l’Union européenne restera cantonnée au rôle de protectorat militaire et de marché captif, un appendice docile d’un empire qui ne reconnaît que ses propres intérêts.

La société américaine face à son propre empire

L’hégémonie américaine n’est pas seulement contestée à l’étranger ; elle l’est aussi au cœur même des États-Unis. Une partie de l’opinion publique, marquée par le Vietnam puis par les fiascos irakien et afghan, exprime une fatigue croissante vis-à-vis des « guerres sans fin ». Les sondages du Pew Research Center révèlent qu’une majorité d’Américains souhaite désormais limiter les interventions extérieures et se concentrer sur les problèmes intérieurs : désindustrialisation, inégalités sociales, crise des opioïdes, santé, infrastructures. Des mouvements pacifistes s'inscrivant dans le sillage intellectuel de Chomsky, ou encore des élus plus isolationnistes, dénoncent le poids exorbitant du complexe militaro-industriel décrit jadis par Eisenhower. Mais une autre partie de la société - nourrie de patriotisme, de sentiment d’exceptionnalisme et influencée par des médias dominants - continue de voir dans le rôle mondial des États-Unis une mission quasi messianique. L’Amérique se déchire donc entre deux visions : celle d’un empire fatigué qui devrait se replier, et celle d’une nation élue qui n’existe qu’en dominant.

L’empire à découvert

John Mearsheimer, théoricien du réalisme offensif, le dit sans détour : toute grande puissance cherche à maximiser son pouvoir. Mais les États-Unis, en prétendant incarner un modèle universel, ont franchi un seuil singulier : celui d’un empire qui se croit missionné par l’Histoire, confondant ses intérêts nationaux avec le destin de l’Humanité.

On se doit ici de rappeler une évidence : derrière la rhétorique des "valeurs", se cache une logique implacable de domination. Les chiffres sont là, les faits sont établis : guerres incessantes, dépenses astronomiques, cultures fragilisées, pays brisés.

La question demeure : jusqu’à quand le monde acceptera-t-il de payer le prix de cette illusion impériale ?

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Références

Chomsky, Noam. Hegemony or Survival : America's Quest for Global Dominance ; Imperial Grand Strategy

Todd, Emmanuel. Après l'Empire: Essai sur la décomposition du système américain

Klein, Naomi. The Shock Doctrine: The Rise of Disaster Capitalism

Mann, Michael. L’Empire incohérent

Mearsheimer, John. The Great Delusion: Liberal Dreams and International Realities 

Sachs, Jeffrey. The Price of Civilization: Reawakening American Virtue and Prosperity

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