L’empathie et ses frontières : la sélectivité du cœur humain

L’empathie a longtemps été présentée comme le ciment moral de nos sociétés modernes. On l’invoque dans les discours politiques, on la célèbre dans les manuels scolaires, on l’appelle à la rescousse dans les temps de crise, comme si elle était la clé de la paix sociale et de la justice universelle. Mais derrière ce mot si séduisant se cache une réalité plus complexe. L’empathie, loin d’être un sentiment universel et impartial, est profondément sélective, malléable, et, comme le rappelle la neuroscientifique et autrice Samah Karaki dans L’empathie est politique, éminemment… politique.

L’empathie, une faculté biaisée

Les neurosciences et la psychologie sociale l’ont désormais bien établi : notre empathie n’est pas une lumière qui éclaire tout le monde avec la même intensité. Elle obéit à des circuits neuronaux spécifiques, parfois en compétition avec d’autres réseaux cognitifs, et surtout, elle s’active plus facilement pour les personnes que nous considérons comme proches, semblables, ou appartenant à notre groupe.

Autrement dit : nous empathisons davantage avec ceux qui nous ressemblent. Ce biais d’identification, forgé par l’évolution - qui a façonné l’empathie comme un outil de cohésion intra-groupe - reste aujourd’hui profondément ancré. Il suffit d’observer nos réactions collectives face à la souffrance : l’émotion que nous ressentons devant l’image d’un enfant du pays victime d'un crime abject, et dont l'histoire personnelle et le visage sont étalés à la une des médias, n’est pas la même que celle que nous éprouvons face à des victimes anonymes d’un conflit lointain.

Karaki va plus loin : elle montre que les normes sociales, les récits médiatiques et les structures politiques façonnent la biologie même de nos sentiments. L’empathie n’est donc pas une ressource morale pure ; elle est conditionnée par ce que la société désigne comme digne de compassion, et, symétriquement, par ceux qu’elle relègue dans la zone grise de l’indifférence.

Quand les victimes d’hier ferment leur cœur

Ce mécanisme éclate dans l’histoire contemporaine. L’un des exemples les plus troublants concerne le rapport entre la mémoire de l’Holocauste et les crimes indescriptibles commis à Gaza. Comment comprendre que le peuple juif, marqué dans sa chair par l’extermination, puisse aujourd’hui, dans de larges franges de la société israélienne, se montrer insensible à la souffrance des civils palestiniens ? L’historien Omer Bartov, spécialiste du génocide, l’a résumé ainsi : « Il n’y a pas de place dans nos cœurs pour les enfants de Gaza. » Ce constat glaçant ne dit pas une cruauté innée, mais la puissance du contexte : peur, sentiment d’assiègement, récit national. L’empathie se replie sur le groupe, se ferme au dehors.

Ce n’est pas un cas isolé. Au Rwanda, trente ans après le génocide des Tutsis, des études montrent que les survivants comme leurs enfants manifestent une réponse empathique plus faible envers les membres du groupe perçu comme ennemi. Le trauma, loin d’élargir la compassion, peut parfois la réduire. Les blessures collectives se transforment en frontières émotionnelles.

L’effondrement de la compassion

Autre limite, plus insidieuse : ce que les chercheurs appellent la compassion fade, ou effondrement de la compassion. Plus le nombre de victimes augmente, moins nous ressentons d’émotion. L’esprit humain, saturé d’images de désastres, se protège en se refermant. La souffrance de masse devient une abstraction. Un mort nous émeut, un million nous laisse froids.

Dans les guerres modernes, où les écrans diffusent sans relâche les visages de l’horreur, cette désensibilisation est devenue un réflexe collectif. Elle ne traduit pas une absence de morale, mais une incapacité neurologique à tout absorber. Pourtant, elle a des conséquences politiques : elle rend possible l’indifférence, et donc, la continuation de la violence.

L’empathie, une arme politique

Parce qu’elle est malléable, l’empathie devient aussi une arme. Les médias, les gouvernements, les institutions peuvent orienter ce sentiment : mettre en avant certaines victimes, invisibiliser d’autres. Les récits façonnent la hiérarchie de la compassion. Karaki parle d’une « géopolitique de l’émotion » : là où le discours public s’approprie l’empathie pour légitimer des politiques, ou au contraire, pour neutraliser la critique.

C’est pourquoi l’empathie, si elle n’est pas encadrée par la raison, peut se transformer en instrument de manipulation. On peut pleurer pour un enfant ukrainien et rester impassible devant un enfant yéménite. On peut dénoncer un massacre et en justifier un autre. L’empathie choisit, classe, trie. Elle n’est pas une justice.

Les leçons de l’Histoire : moduler nos instincts

Faut-il alors se méfier de l’empathie ? Non, mais il faut la comprendre, la travailler, la policer. L’anthropologie et l’Histoire nous rappellent que l’humain n’est pas prisonnier de sa biologie. Nous avons appris à dompter nos pulsions, à élargir notre cercle moral. Comme l’a montré le psychologue Steven Pinker, la violence physique a spectaculairement reculé depuis plusieurs siècles. Ce progrès ne s’explique pas par une mutation génétique, mais par la diffusion de normes, d’institutions, d'efforts éducatifs qui ont (partiellement) domestiqué nos instincts tribaux.

De la même manière, l’empathie peut être cultivée : non pas en l’exaltant comme un absolu émotionnel, mais en l’accompagnant d’une conscience critique. Être empathique, ce n’est pas seulement « ressentir » la douleur d’autrui ; c’est comprendre les structures qui la produisent, et agir pour les transformer.

Vers une empathie lucide et collective

L’avenir de nos sociétés dépend sans doute de cette évolution : passer d’une empathie instinctive à une empathie lucide, régulée, collective. Cela suppose d’apprendre à se mettre à la place de ceux qui ne nous ressemblent pas, de refuser les hiérarchies affectives, de questionner les récits qui désignent les « bons » et les « mauvais » objets de compassion.

Car l’empathie seule ne fait pas la justice. Mais sans elle, la justice devient inhumaine.

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Références

Samah Karaki, L’empathie est politique : comment les normes sociales façonnent la biologie des sentiments

E.A. Caspar et al., On the Impact of the Genocide on Intergroup Empathy Bias in Rwanda, American Psychologist, 2023.

Omer Bartov, Infinite licence, The New York Review

Steven Pinker, The Better Angels of Our Nature

British Psychological Society, The Limits of Empathy.

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